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REVUE MUSICALE


L’auteur d’une tragédie d’Alexandre, homme d’esprit d’ailleurs et des plus autorisés à récriminer contre le mauvais goût du temps présent, se plaignait un jour devant nous de la déconvenue que lui infligeait le Théâtre-Français en ne voulant absolument point jouer sa pièce, et il ajoutait avec la verve enthousiaste d’un classique sûr de son chef-d’œuvre : « Comprenez-vous cela ? Un Alexandre en cinq actes et en vers ! — Un beau sujet en effet, répondit un interlocuteur, un peu connu cependant, mais que vous aurez sans doute rajeuni en utilisant les documens que la science historique moderne mettait à votre disposition. » A quoi notre poète, se rebiffant comme sous une injure, répliqua vertement : « La science moderne ! Est-ce que vous vous moquez ? Me prenez-vous par hasard pour un homme à consulter les ouvrages de M. Grote ? Sachez, monsieur, que je ne connais, moi, qu’un Alexandre, celui qui tue Clitus au cinquième acte de ma tragédie. » C’est un peu l’histoire de la Fiancée de Corinthe qu’on vient de représenter à l’Opéra ; des immenses horizons ouverts par Goethe et dont il semble que le théâtre, l’Opéra surtout, eussent à tirer un si beau parti, on n’en a pour cette fois pas tenu le moindre compte. Probablement que les auteurs pensent là-dessus comme l’auteur de la tragédie d’Alexandre ; ils se sont bien gardés de toucher au conflit social si dramatiquement exposé par Goethe en quelques strophes immortelles. Du paganisme et du christianisme, pas un seul instant il n’en est question, et l’idée, ainsi dépouillée de la grande antithèse qui fait son pathétique et sa couleur, se trouve réduite aux proportions d’une simple fantasmagorie.

Quel sujet pourtant que celui-là ! la Fiancée de Corinthe ! Ce seul titre vous fait rêver d’un chef-d’œuvre. Goethe, qui souvent se prit à réfléchir aux conditions du drame lyrique, ne dédaigna pas de crayonner des scenario d’opéra en marge de plusieurs de ses ballades. Rien ne prouve qu’il n’ait point un moment songé à faire pour la Fiancée de Corinthe ce qu’il fit pour le Comte prisonnier[1] et telle autre originale invention de cet inépuisable répertoire, où les peintres et les musiciens de l’Allemagne, et chez nous Ary Scheffer, Delacroix et l’auteur du Dieu et la Bayadère ont tant emprunté. Le sujet comportait trois actes, trois grands actes, ni plus ni moins. Le premier, posant les caractères, préparant l’action, nous eût fait assister au mouvement d’une maison antique d’où le christianisme, partout grandissant, a déjà chassé les anciens dieux. Nous sommes au temps de l’empereur Hadrien. La persécution contre les chrétiens, sans avoir encore cessé, se ralentit, et la croyance nouvelle sortie des souterrains du premier âge commence à faire son chemin à ce

  1. Voyez la préface de notre traduction des Poésies de Goethe.