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désormais qui vit et qui meurt ? Jadis l’urne sacrée recevait pieusement les cendres du cadavre, et l’âme rendue à son élément remontait se perdre dans l’éther. Avec cette manière d’enterrer les morts, de livrer comme des chiens à la pourriture les corps de ceux que nous aimons, nulle sécurité n’est plus permise. Les voleurs seuls y trouvent leur compte. Qui te dit que la sépulture de ta fille n’a pas été pillée, et que sous les habits de la morte quelque maîtresse de Machates n’est pas venue le visiter. »

Machates, lui aussi, en arrive à douter de ce qu’il a vu. Si c’était une invention de la famille pour rompre les engagemens d’autrefois ? Morte, Philinnium ! cendre et poussière, celle qui l’a pressé entre ses bras cette nuit en lui disant : « Les flammes de l’amour ne sont pas pour s’éteindre jamais dans mon cœur, et continuent encore à brûler alors que la main inflexible du destin a dans les flots de l’Achéron étouffé le flambeau de l’hymen ! » Si ce qu’attestent le père et toute cette famille était vrai, si Philinnium en effet a par leurs mains été déposée dans la tombe, quel est-il donc ce Dieu qui réveille ainsi les morts, ce Dieu vivant qui ressuscite corps et âme, ceux qui ne sont plus ? Quel que soit l’Elysée où sa fiancée habite, Machates n’a désormais qu’un désir : la rejoindre. Au deuil de l’amant se mêlent les regrets infinis de l’homme qui voit s’écrouler l’édifice de ses croyances. La mélancolie que semble avoir ignorée l’antiquité entre dans l’histoire du monde à cette heure crépusculaire. Malgré son amour, malgré l’invincible attraction qu’il subit, Machates restera virilement fidèle au passé. Il sait que son idéal n’est plus la vérité. « La nuit dans ses profondeurs recèle plus de miracles que le jour n’en éclaira jamais, et de tous ces miracles le plus grand, c’est la croix ! » Ces paroles de Philinnium ne lui sortent pas de la mémoire, et pourtant il ne reniera rien de ce que ses pères ont adoré. Au déclin du soleil, quand l’Acrocorinthe disparaît dans l’ombre, on le voit se traîner autour du temple de Proserpine pleurant son Olympe désert, ses forêts veuves de leurs divinités et saluant d’un dernier regard le scintillement des étoiles qui lui semblent là-haut briller comme des larmes funéraires sur le vaste linceul de l’Hellade expirée. Il attendra là que minuit vienne pour regagner la chambre nuptiale, y retrouver Philinnium et mourir dans ses bras. Ses amours ne sont plus de ce monde, ses dieux s’en sont allés, pourquoi vivrait-il ?

Voilà quelle eût dû être à notre sens l’interprétation dramatique de la pensée de Goethe. Ne voir dans un pareil poème qu’une légende ordinaire, un conte de revenans à mettre en musique pour donner au public du ballet nouveau le temps d’arriver, c’est assurément se tromper d’époque. On dira : Le théâtre, la musique surtout, ne sauraient que faire de ces subtilités métaphysiques. C’est possible, quoique avec Beethoven on en ait bien vu d’autres ; mais alors pourquoi cette manie de toucher aux plus grands sujets pour les découronner de l’idée qui fait leur gloire ? Sera-ce donc aussi un conte de revenans que Hamlet ? et, si pour mettre à l’Opéra ce chef-d’œuvre du génie humain il faut également en ôter la métaphysique, ne vaudrait-il point mieux inventer autre chose ? Il y a du reste une question sur laquelle aujourd’hui tout le monde est d’accord :