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peut-être de son concours dans certaines éventualités et moyennant certaines compensations, n’avait plus à redouter que la Russie renouvelât l’opposition décidée et menaçante apportée en 1856 par l’empereur Nicolas aux entreprises de Frédéric-Guillaume en Allemagne et dans le Slesvig. L’alliance russe est une tradition de famille pour les Hohenzollern depuis 1815. Pendant la guerre de Crimée, la Prusse seule n’avait point menacé la Russie. Enfin récemment M. de Bismarck venait de rendre à son puissant voisin un service signalé en rompant la triple alliance formée un moment entre la France, l’Angleterre et l’Autriche pour reconnaître la Pologne, et le prince Gortchakof n’ignorait pas ce qu’il devait à son fidèle ami de Berlin[1]. Celui-ci de son côté savait qu’il pouvait compter sur l’amitié des Russes fraîchement retrempée dans le sang polonais.

Restait le Slesvig-Holstein, qu’on ne pouvait lâcher sans s’aliéner définitivement l’Allemagne, et qu’on ne pouvait prendre sans risquer une guerre avec l’Angleterre. On sait comment M. de Bismarck se joua amicalement de lord Russell et entraîna l’Autriche à une œuvre inique dont elle ne pouvait retirer aucun profit. Il est difficile de rencontrer plus d’aveuglement exploité avec plus de décision et d’audace. Le ministre prussien, et c’est peut-être sa principale force, fait reposer ses combinaisons, non sur les volontés changeantes et l’humeur fantasque des hommes, mais sur l’accord des intérêts et sur la nécessité des situations. Il prévit que, même pour sauver le Danemark, l’Angleterre ne s’allierait pas à la France dans une guerre contre l’Allemagne. Afin d’intervenir en cas de besoin sur le continent, elle a impérieusement besoin des armées allemandes. L’annexion de Nice et de la Savoie lui avait été assez indifférente, mais lui avait fait craindre d’autres rectifications de territoire qui lui auraient été plus désagréables. Elle ne pouvait donc, à moins de rendre celles-ci inévitables, attaquer la Prusse. C’est pourquoi, sûr de l’impunité, M. de Bismarck a pu s’avancer vers l’unité allemande sur le corps du Danemark, et c’est pour le même motif qu’on a vu les Anglais, après avoir donné carrière à l’expression de la plus violente indignation, se retourner brusquement après Kœnigsgraetz et applaudir à la constitution d’une Allemagne assez forte pour n’avoir plus à payer la tolérance des autres puissances d’un prix qui eût paru à l’Angleterre une atteinte à sa propre sécurité.

Nous venons de voir les circonstances qui, de 1863 à 1866, ont

  1. Ces étranges complications de la politique contemporaine ont été racontées de main de maître par M. Klaczko dans ses instructifs articles intitulés : Deux Négociations diplomatiques. Voyez les nos des 15 septembre, 1er octobre 1864, 1er janvier, 1er avril, 15 juillet, 15 août 1865.