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LES DÉLATEURS.

nèque n’était pas moins spirituel dans la lettre que, sous le nom de Néron, il écrivit au sénat à la même occasion. « Je ne crois pas encore que je suis sauvé, lui faisait-il dire, et je n’ose pas m’en réjouir, salvum me esse adhuc nec credo, nec gaudeo. » Cette phrase élégante, si bien balancée, est assurément une des plus mauvaises actions de Sénèque, et l’on ne peut comprendre comment il avait alors l’esprit assez libre pour l’écrire. Quintilien n’y voit qu’une figure de rhétorique, et il la cite avec beaucoup de complaisance à ses élèves, sans se douter du péril auquel les exposaient ces singulières admirations : il était donc possible que cette éducation fît des avocats habiles, assurément elle ne faisait pas d’honnêtes gens.

Ainsi, en apprenant aux élèves à goûter les finesses du langage sans se préoccuper du sujet auquel elles étaient appliquées, en les familiarisant dans les écoles avec l’éloquence des délateurs, on les disposait à imiter plus tard leur conduite. D’autres raisons plus graves achevaient de les décider : c’était d’abord le danger qu’on pouvait courir en s’y refusant ; le père d’Agricola fut tué pour n’avoir pas obéi à l’ordre que lui donnait Caligula d’accuser Silanus. C’étaient ensuite les avantages qu’on trouvait en s’y résignant. La loi voulait qu’on donnât au délateur le quart des biens du condamné ; mais on dépassait souvent cette somme quand la victime était d’importance : après la condamnation de Thraséas et de Soranus, les principaux accusateurs reçurent chacun 5 millions de sesterces (1 million de francs) ; c’est par ce moyen qu’on arrivait bien vite à des fortunes scandaleuses. Éprius Marcellus et Vibius Crispus gagnèrent à ce métier 300 millions de sesterces (60 millions de francs). On ne se contentait pas de payer leurs services avec de l’argent, on leur prodiguait par surcroît toutes les dignités de l’état. Après chaque procès retentissant, il y avait une distribution de prétures et d’édilités. Ces vénérables fonctions républicaines servaient de prix à des complaisances honteuses. Rien, selon Tacite, n’indignait plus les honnêtes gens que de voir les délateurs « étaler les sacerdoces et les consulats comme des dépouilles prises sur l’ennemi. » À la fin du règne de Tibère, on ne devenait plus consul qu’à la condition d’avoir perdu quelque ennemi de césar. C’était encore sous Domitien la route la plus courte pour arriver aux dignités publiques. « J’ai mieux aimé, dit Pline, prendre le plus long ; » mais d’ordinaire tous ces jeunes gens étaient pressés d’arriver, et ils préféraient les raccourcis.

Voilà comment, vers l’époque de Tibère, de tous les rangs de cette société corrompue on vit sortir des délateurs. « Ce fut partout, dit Sénèque, comme une rage d’accuser qui épuisa Rome bien plus qu’une guerre civile. » Tous ceux qui avaient souffert de quelque