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mécompte ou de quelque injure, tous ceux qui luttaient contre une position précaire ou un passé fâcheux, tous ceux qui ne trouvaient pas que la société leur eût fait une assez belle place, les inquiets, les ambitieux, les mécontens, s’empressaient de saisir cette occasion de se refaire ou de se venger. Quelle arme puissante entre les mains de l’envie et de la rancune ! Quel moyen unique de sortir à son avantage de toutes les situations compromises ! Un affranchi a ruiné son maître en son absence ; il l’accusera pour se dispenser de rendre ses comptes. Un misérable est convaincu par un proconsul de manœuvres coupables au fond d’une province, on le ramène enchaîné à Rome ; il y revient la tête haute ; il a sa vengeance prête, il accusera le proconsul. Un jeune provincial venu de chez lui sans argent, la tête gonflée de projets de fortune se désespère de trouver les places prises et les rangs pressés : pourquoi perdrait-il ses forces à lutter contre la misère ? Il lui suffit d’accuser quelque grand personnage ; le voilà célèbre en un jour. Rien n’est plus riche en contrastes que ce groupe de délateurs que nous dépeint Tacite ; tous les rangs, toutes les conditions sociales, y sont représentés. À côté de cette foule de petites gens, esclaves, affranchis, soldats, maîtres d’école, on trouve quelques noms de vieille noblesse, un Dolabella, un Scaurus et même un Caton ! Il y a les délateurs timides, honteux d’eux-mêmes, Silius Italicus, par exemple, qui dans sa jeunesse, par frayeur peut-être, avait accusé quelqu’un, et qui pendant le reste de sa vie essaya de faire oublier cette faute. Il y a au contraire les délateurs hardis, cyniques, qui se plaisent à braver l’opinion, qui font rougir les honnêtes gens et en sont fiers, qui se vantent de leurs hauts faits et en réclament la gloire. Quelqu’un parlait un jour devant Métius Carus du malheureux Sénécion, et profitait de l’occasion pour distribuer encore quelques outrages à sa mémoire ; Carus, qui l’avait fait condamner, lui dit : « Ne touchez pas à mes morts ! » Il y a les délateurs de basse condition qui ont commencé par exercer les emplois les plus vils, et qui, arrivés à la richesse et à la puissance, gardent toujours quelque trace de leur origine, comme ce Vatinius que Tacite appelle une des monstruosités de la cour de Néron. C’était un ancien cordonnier ; il devait sa fortune aux bouffonneries de son esprit et aux difformités de son corps. Introduit dans les maisons des grands pour servir de risée, il se poussa chez le prince par la calomnie, et finit par faire pleurer ceux qu’il avait fait rire. Il y a enfin les délateurs élégans, qui se piquent de distinction et de belles manières et demandent la mort des gens avec grâce. Un jour, il en parut un devant le sénat, mis à la dernière mode et le sourire sur les lèvres : il venait accuser son père !