Page:Revue des Deux Mondes - 1867 - tome 72.djvu/956

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

bords du marigot de Paso-Canoa que traverse le chemin ; les impériaux furent dispersés, et les Paraguayens vainqueurs s’empressèrent de rattacher à leurs lignes le terrain qu’ils venaient de conquérir. Maintenant les convois doivent faire un long détour à travers les fondrières de l’Estero-Bellaco ; à chaque voyage, les animaux risquent de mourir de fatigue ou de rester embourbés dans la fange : les deux côtés de la route sont parsemés de cadavres en décomposition.

Les entrepôts de Corrientes et d’Itapirù sont, il est vrai, remplis de vivres et de fourrages. Le gouvernement brésilien achète à prix d’or dans le Rio-Grande et les provinces argentines les milliers de bestiaux nécessaires chaque mois à l’alimentation de l’armée, et les dirige en toute hâte vers le théâtre de la guerre ; mais cela ne suffit point. En dépit de tous les beaux projets présentés par les ingénieurs, les généraux alliés n’ont pas encore su, comme le général Grant assiégeant Petersburg, relier par un chemin de fer leurs lignes fortifiées à leur port d’approvisionnement, et, quelles que soient la richesse de leurs magasins et la multitude de leurs animaux de boucherie, ils n’en sont pas moins toujours menacés par la disette ; très fréquemment déjà les soldats ont dû se contenter de demi-rations. Dans une de ses dépêches, le marquis de Caxias avoue même que sa préoccupation constante est de pouvoir assurer à son armée une avance de huit ou dix jours de vivres. Le danger des surprises est tel que les marchands d’Itapirù, appartenant presque tous à cette race génoise si audacieuse et si âpre au gain, n’osent point s’aventurer isolément au-delà du camp de Tuyuti. Il n’en coûte pas moins de 10 francs par arrobe (12 kilogrammes) pour envoyer un chargement d’Itapirù au quartier-général, de sorte que la location d’une simple charrette à bœufs revient à 1,000 francs par voyage ; aussi toutes les denrées qui ne sont pas distribuées gratuitement aux troupes par le commissariat se vendent-elles à des prix exorbitans[1]. D’ailleurs les Paraguayens ne sont pas les seuls ennemis à craindre ; les maraudeurs des deux armées, cachés dans les broussailles, attendent les convois au passage pour s’emparer des bêtes égarées et piller les chars embourbés ; les Indiens Guaycurus, que les commandans brésiliens avaient invités à pénétrer dans le Paraguay pour dévaster les plantations et voler le bétail, ont trouvé plus facile d’accomplir leur œuvre de rapine dans le voisinage du camp des alliés, et c’est en poussant devant eux des milliers de chevaux qu’ils se sont retirés dans leurs solitudes du Gran-Chaco ; même

  1. Le tarif des cantines de Tuyucué, fixé par ordre du marquis de Caxias, établit de véritables prix de famine. Même à Corrientes, en dehors des lignes brésiliennes, un poulet coûte 25 francs.