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dans les dernières années de sa vie. Pouvait-on croire qu’il eût honoré ce tard-venu de confidences qu’il avait refusées aux familiers de sa jeunesse ? Pourquoi pas ? Lessing connaissait son monde et ne plaidait à fond que devant les tribunaux compétens. Il avait trouvé dans Jacobi un cerveau bien autrement spéculatif que celui de l’honnête Mendelssohn, et, sûr d’être compris, il avait pu s’ouvrir à lui avec une entière liberté. Mendelssohn professait pour Spinoza l’aversion que ce philosophe a toujours inspirée aux théistes. Il prit la plume pour défendre la mémoire de son illustre ami contre toute imputation de spinozisme. La loyauté de Jacobi ne pouvait être soupçonnée, et dans le langage qu’il attribuait à Lessing on retrouvait le tour d’esprit et de conversation du grand homme. Mendelssohn insinua que Lessing avait le goût des mystifications, et qu’apparemment il s’était fait un malin plaisir d’ahurir et d’épouvanter son naïf interlocuteur. Cette réponse était faible et cette supposition inadmissible. Jacobi avait bien ressenti quelque étonnement de découvrir dans Lessing un franc spinoziste, il ne s’y attendait pas ; mais il n’avait point éprouvé de scandale. Il était loin de partager les préventions de ses contemporains contre le caractère de Spinoza ; il vénérait la mémoire de ce chien crevé, comme on l’appelait alors, et dans le cours de sa discussion avec Mendelssohn il s’écrie : « O sois béni, grand et saint Bénédict ! Bien que tu aies eu le tort de philosopher sur la nature de l’Être suprême et que tu te sois égaré dans tes discours, la vérité était dans ton âme et son amour était ta vie ! »

Il n’y avait qu’une bonne réponse à faire à Jacobi. Il fallait lui représenter, comme l’a fait M. Fontanès, que « Lessing n’est pas un philosophe systématique, qu’il n’avait ni le goût ni le loisir de tisser patiemment un système, qu’il restera ce que nous appellerions aujourd’hui un essayiste. » En effet, Lessing s’est essayé en toutes choses, même en métaphysique, et, parlant de lui-même : « Je connais quelqu’un, disait-il, qui se donne le plaisir de faire des hypothèses pour se procurer un égal plaisir en les défaisant. » Il avait étudié Spinoza, il avait étudié Leibniz, et il avait pris partout son bien, je veux dire ce qui lui plaisait.

En métaphysique comme dans le reste, Lessing est bien de son siècle ; il croit et il ne croit pas ; il se réserve le bénéfice d’inventaire. Le XVIIIe siècle se défiait des systèmes et des docteurs ; il semble avoir emprunté son mot d’ordre à cet homme étonnant qu’on appelle Pascal : « la nature confond les pyrrhoniens, et la raison confond les dogmatistes. » Le seul grand système qu’ait vu éclore le dernier siècle, le système de Kant, est une critique de la raison, et cette critique conclut à l’impossibilité de la