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décidons par une raison secrète et irrésistible qui nous échappe, — que nos idées, nos volontés, nos actions, ne nous appartiennent pas, que nous n’avons rien par nous-mêmes, que nous sommes les instrumens périssables d’une puissance éternelle, que le principe universel d’action fait tout en nous et ne nous a point exceptés du reste de la nature. « Les plus superstitieux conviennent de ces vérités, mais ils ne les appliquent qu’aux gens de leur parti. Ils affirment que Dieu agit réellement, physiquement, sur certaines personnes privilégiées… Nous sommes plus religieux qu’eux, nous croyons que le grand Être agit sur tous les vivans comme sur toute la nature… Le vulgaire imagine Dieu comme un roi qui tient son lit de justice dans sa cour. Les cœurs tendres se le représentent comme un père qui a soin de ses enfans. Le sage ne lui attribue aucune affection humaine. Il reconnaît une puissance nécessaire, éternelle, qui anime toute la nature, et il se résigne… »

Voltaire et Lessing, qui se touchent par tant de côtés, ont encore eu cette ressemblance d’entendre l’un et l’autre la liberté humaine à la façon de Spinoza ; mais un pas de plus, et ces deux grands esprits se séparent. Le déterminisme de Lessing est optimiste ; celui de l’auteur de Candide ne l’est guère. On n’est optimiste qu’à la condition de voir les choses en gros plus qu’en détail ; car dans l’histoire comme dans la vie le détail est odieux. L’irritable sensibilité de Voltaire est à la merci du détail. Chez aucun homme, l’intervalle entre la sensation et l’idée ne fut si court ; ses raisonnemens ont la vivacité frémissante d’une impression, il avait en quelque sorte la pensée à fleur de peau. On a vanté souvent son bon sens, il est merveilleux ; mais ce bon sens est un démon, il a les fougues et tout l’imprévu du génie, c’est un fils de l’air : il s’envole, va comme le vent, fait le tour du monde sur les ailes de la fantaisie et de la passion. Des boutades, des jugemens téméraires, les frémissemens d’une colère nerveuse, des éclats de rire que le monde n’avait pas encore entendus, voilà Voltaire livré à son démon. Il est un autre Voltaire, celui qui sourit, celui qui gronde Thiriot, qui plaisante avec ses anges sur la grande lanterne magique et qui converse avec Horace. Celui-là possède la grâce exquise, il laisse jouer devant lui son imagination, mobile comme le vif-argent, rapide comme la flamme ; mais, qu’une mouche le pique, il ne verra plus dans l’univers entier que Fréron, Lisbonne en cendres, des juges assassins et des Welches qui gambadent comme des singes dans une mare de sang. Il a beau citer le précepte de Pythagore : ne mange pas ton cœur ! il l’a mangé toute sa vie. Il faut du flegme, beaucoup de flegme, pour voir l’histoire en beau. Selon Voltaire irrité, tout se réduit à deux mots : c’est que le gros du genre humain a été et