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l’humanité grandit, il faut que sa religion mûrisse avec elle. Pour obtenir des hommes l’obéissance à la loi, le judaïsme leur annonçait des punitions et des récompenses temporelles. Le Christ est venu qui, s’adressant à des intelligences déjà dégrossies, leur enseigna l’immortalité, des joies célestes et des peines qui ne sont pas de ce monde. La raison mûrissant toujours, voici venir l’âge du nouvel évangile, entrevu par les mystiques du moyen âge. Plus de promesses, plus de menaces. La conscience émancipée trouve sa règle en elle-même, cherche le bien parce qu’il est le bien, fuit le mal parce qu’il est le mal. Les religions révélées ont fait leur temps. Si le beau livre imagé et illustré où nous apprîmes à épeler reste toujours cher à nos souvenirs, sommes-nous tenus de le relire toute notre vie et de chercher dans les estampes qui ont récréé nos yeux des principes de conduite pour notre âge mûr ? Le genre humain est devenu majeur ; il faut que désormais il se nourrisse du pain des forts, et que la conscience s’accoutume à se suffire à elle-même. « Juifs et chrétiens, s’écrie Nathan, ne trouverai-je personne parmi vous qui se contente d’être un homme ? »

Ce n’est pas assez pour Lessing de croire au progrès du genre humain ; il veut que chaque homme participe au perfectionnement indéfini de l’espèce. Il avait appris de l’auteur de la Monadologie à faire grand cas des infiniment petits. Quand il expliquait à Élisa Reimarus sa théorie de la nécessité et qu’il lui démontrait que tout dans la vie humaine est enchaîné comme dans la nature : « Le mécanisme de l’univers, lui disait-il, en devient plus grand, l’homme n’en devient pas plus petit. » Mais si l’individu ne périt pas, à quel avenir est-il réservé ? Nos actions étant fatales, il ne saurait y avoir en nous ni mérite ni démérite, et la justice divine commettrait une injustice éternelle, si elle punissait ou récompensait les instrumens prédestinés de ses desseins. — Cela est vrai, répond le déterminisme optimiste de Lessing ; mais savons-nous jusqu’où s’étendent nos destinées, et si les desseins divins ne doivent pas s’accomplir en ! nous jusqu’à la consommation des temps ? Parmi les matériaux qu’il avait rassemblés pour écrire une biographie de Leibniz, on trouve cette citation qui l’avait frappé : « tous les désordres particuliers sont redressés avec avantage dans le total, et même en chaque monade. » Comment peut s’opérer ce redressement ? Par une série d’existences successives qui amènent chaque individu au degré de perfection dont sa nature est susceptible. Ainsi donc l’histoire du genre humain serait notre histoire ; compagnons de ses aventures, nous parcourrions avec lui toutes les phases de son éternelle existence. « Pourquoi chacun de nous n’aurait-il pas déjà vécu plus d’une fois ? Cette hypothèse est-elle donc si ridicule parce qu’elle est la plus ancienne de toutes, la première qu’ait abordée l’esprit