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humain avant que les sophismes de l’école l’eussent faussé ?… Et pourquoi ne reviendrais-je pas dans ce monde aussi souvent que je serai propre à acquérir de nouvelles connaissances, de nouvelles facultés ? Mon bagage sera-t-il si riche en quittant cette terre qu’il ne vaille pas la peine que j’y revienne ? J’ai oublié, dira-t-on, que j’ai déjà vécu. Oubli bienfaisant ! le souvenir de ma condition antérieure m’empêcherait de profiter de mes expériences actuelles. Et ce que je dois oublier pour le moment, est-il dit que je l’ai à jamais oublié ? Ou bien alléguera-t-on que ce serait pour moi trop de temps perdu ? Du temps perdu ! Que m’importe ? L’éternité tout entière n’est-elle pas à moi ? » Voilà le dernier mot de Lessing ; ce n’est pas une assertion péremptoire, c’est l’expression dubitative d’une espérance. Il a écrit quelque part qu’une religion qui nous donnerait des certitudes sur la vie à venir serait aussi dangereuse que l’astrologie pouvait l’être aux superstitieux d’autrefois. Il est bon d’espérer, il est bon de savoir douter. Pourquoi ne pas attendre l’éternel lendemain aussi paisiblement que nous attendons le lendemain de chacun de nos jours ? Une clairvoyance prophétique qui nous mettrait en possession de l’avenir nous empêcherait de jouir et de profiter du présent, et c’est pour cela que nous avons été mis au monde. « Les âmes libres, a dit Spinoza, ne méditent pas sur la mort, elles méditent sur la vie. » Lessing ne donne sa théorie de la métempsycose que pour une hypothèse. Il a pratiqué jusqu’à sa mort non la sagesse des docteurs qui rend des arrêts, mais cette autre sagesse que connut Socrate, laquelle se contente de questionner la vie et le monde, et de tenir soigneusement registre de leurs réponses, mais sans se flatter d’avoir toujours bien entendu.

Résumons-nous. Quand on commence à étudier Lessing, on ne voit en lui que l’homme de goût et de bon sens ; en avançant, on découvre que ce critique éplucheur avait, comme Leibniz, une grande manière de penser. Le bon sens est en mauvais renom dans le monde des poètes et des philosophes ; il semble que, livré à lui-même, il soit condamné à l’éternel terre-à-terre, et qu’il ne puisse se tirer de ces petits raisonnemens qui sont également mortels aux grandes erreurs et aux grandes vérités ; bref il passe pour servir à tout et pour ne suffire à rien. Un jour la nature, se piquant au jeu, voulut prouver qu’avec le simple bon sens elle pouvait faire un homme complet : elle créa Lessing. Cet homme de sens rassis et critique fut un admirable écrivain dans le genre tempéré qui convient à la raison, et il trouva moyen d’être poète sans avoir connu la divine folie, érudit sans faire grand état de l’érudition, philosophe sans croire à la métaphysique, religieux sans être chrétien.


Victor Cherbuliez.