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fait la momie du dogme. Autres étaient ses destinées ; elle devait inventer de nouveaux accens, créer une nouvelle langue des dieux à l’usage de la pensée moderne. Ce qui est admirable dans Goethe et dans Schiller, c’est le sens religieux du beau joint à l’absolue liberté de l’esprit ; ils ont fait à la raison l’hommage de leurs imaginations ; ils ont vu le monde par ses yeux, ils ont chanté ses mélancolies et ses joies. Il semblait que la poésie fût fille du mystère, et qu’une philosophie détrompée de tous les fantômes la réduisît au silence ; ils ont touché du doigt le rocher de la sagesse et en ont fait jaillir une source d’immortelle passion ; héritiers du plus croyant et du plus incroyant de tous les siècles, ils ont douté et ils ont cru, ils ont maudit et ils ont aimé ; les moins naïfs et les plus clairvoyans des grands poètes, leur désabusement a fécondé leur génie ; ils ont moissonné des songes en pleine lumière.

Par la voix de Goethe, la poésie allemande dit au vieux dogme : Ote-toi de mon soleil, du soleil de la pure humanité ! Mais Lessing fut le précurseur nécessaire de cette émancipation. Ce fut l’auteur du Laocoon qui fonda par le raisonnement l’indépendance de l’art. Ce fut Lessing aussi qui créa le théâtre allemand ; celui qui a donné à l’Allemagne Minna de Barnhelm et Emilia Galotti l’a dégoûtée à jamais de ces odes séraphiques des Klopstock et des Cramer, où il y a moins de vraie poésie que dans un seul verset du plus sec des quatre évangélistes. Le drame est de tous les genres poétiques le plus humain, le plus réel ; il ne peut se nourrir d’ambroisie. Pour être un poète dramatique, il faut être un homme et avoir fait de l’homme et du grand jeu de la vie humaine sa principale, sa plus chère étude. Klopstock avait déclaré que le plus grand poète est celui qui, désapprenant toutes les sagesses de la terre, répète sur sa lyre les concerts mystiques des anges. Lessing définissait à peu près la poésie comme Démosthènes avait défini l’éloquence : — de l’action, encore de l’action, et toujours de l’action.


III.

Pour donner à l’Allemagne un théâtre national, il ne suffisait pas de la mettre en garde contre le séraphisme, il fallait la délivrer de Christian Gottsched et des Français. Contre Gottsched, c’était assez des Suisses, et l’on peut trouver que Lessing a été trop dur pour le vénérable doyen de Leipzig ; il l’a brocardé sans miséricorde. Peut-être, avant de s’engager dans de plus sérieuses querelles, a-t-il voulu se faire la main en tirant sur ce digne homme, que sa majestueuse candeur prédestinait au métier de plastron ; mais il ne tarda pas à diriger plus haut ses coups. Lui seul était de force à s’attaquer aux augustes modèles que Gottsched proposait à l’imita-