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isolés de la société, ils participent comme une classe éclairée au mouvement des esprits, et si les écrivains libéraux qui se respectent sont conduits devant eux comme accusés de délits de presse, nous sommes bien sûrs qu’ils trouveront chez les juges français la justice indépendante et impartiale ; mais pourquoi immiscer la magistrature dans les complications et les entraînemens du débat politique ? Le gouvernement, prenant un journal à partie, a peu à souffrir d’un verdict de jury qui donne tort à la poursuite. L’acquittement prononcé par une cour d’appel atteindrait le pouvoir d’une façon plus grave. Si l’intervention du pouvoir judiciaire dans la lutte politique était fréquente, nous croyons que l’échec pourrait avoir lieu, se répéter, et serait bien plus sensible et bien plus grave pour le pouvoir exécutif. La société ne verrait pas sans trouble ces incidens,’qui auraient l’apparence de conflits entre les deux pouvoirs. En France, il ne faut jurer de rien. Les impressions, dans l’ère où nous sommes entrés, peuvent être très mobiles au sein des classes les plus éclairées et les plus conservatrices. Les corporations comme les assemblées sont peuple. Nous croyons que les sentimens dont s’anime l’écrivain qui veut être l’interprète fidèle de l’opinion du pays battent aussi dans le cœur du fonctionnaire, du soldat et du magistrat. Puisqu’il décline le jury, le gouvernement agira sagement, s’il ne multiplie point les procès de pressé, et s’il évite d’appeler trop souvent la magistrature sereine dans la mêlée des luttes politiques.

Le plus court pour nous tous Français serait de ne point avoir peur les uns des autres, et de ne point chercher à nous intimider entre nous. Il y a dans les appareils de répression politique auxquels nous avons trop souvent recours une sorte de cuistrerie dont nous devrions rougir, et qui nous fait faire une sotte figure devant l’étranger. Nous ne sommes pas seuls dans le monde ; nous regardons et nous écoutons fort peu les autres, mais on nous épie beaucoup. Les autres peuples nous jugent d’après les opinions qu’ils voient dominer dans notre législature, et leurs jugemens sont peu flatteurs, il vaudrait mieux, pour notre ascendant et notre gloire, être de fiers citoyens, fermes, mais modérés, patiens, mais persévérans, prenant pour arbitres les garanties de la liberté publique, que d’aller porter nos querelles devant Brid’oison. On peut l’estimer d’après les impressions générales produites par la discussion de la loi sur la presse. À qui cette discussion a-t-elle fait honneur ? Nous le demandons : est-ce aux réactionnaires ou aux libéraux ? Quand on tirera de ces longs débats pour l’étude de l’époque contemporaine les harangues qui mériteront la renommée historique, où ira-t-on chercher les documens glorieux ? Le parti réactionnaire ne peut mettre en avant que la hardie et énergique protestation de M. Granier de Cassagnac ; sa résistance, son effarement, les ruses de légistes à l’aide desquelles il a tant travaillé à éluder la liberté, paraîtront dans l’avenir des rabâchages