Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/108

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

déclare que le prétendu géant est d’une taille fort ordinaire : que le nain s’applique, il l’aura bientôt rattrapé. Réconfortés par ces assurances, les Allemands se décidèrent à comprendre qu’on avait le droit d’être Allemand en Allemagne, et ils s’en sont bien trouvés.

Mais heureusement pour nous il y a autre chose encore dans la Dramaturgie ; à côté de l’avocat, il y a le maître, le grand observateur, qui traite les questions d’art avec une supériorité de vues que l’on chercherait vainement dans un autre critique du même temps. Les remarques de Lessing sur les unités, sur le mélange des genres et des tons, sur les coups de théâtre, sur le pathétique, sont aussi justes qu’ingénieuses. Non moins ingénieuse est la comparaison qu’il fait de Voltaire et de Shakspeare, d’Othello et de Zaïre, d’Hamlet et de Sémiramis. Il a si bien gagné sa cause que ses conclusions sont aujourd’hui des lieux communs ; c’étaient alors d’heureuses hardiesses et d’étonnantes nouveautés. Il faut lire sa critique de Sémiramis ; il faut l’entendre reprocher à Voltaire d’avoir ignoré les us et coutumes des fantômes, lesquels n’apparaissent jamais au grand jour, dans un salon magnifiquement orné, en présence de satrapes et d’officiers rangés sur des gradins. Les vrais fantômes craignent l’éclat de la lumière et la foule, ils attendent pour se montrer que l’ombre et la brume se soient épaissies sur la terrasse d’Elseneur ; ils ne gesticulent pas devant tout un peuple assemblé, ils ne deviennent causans que dans le tête-à-tête ; ils ne déclament pas des alexandrins, leur parole, terriblement familière, donne le frisson, ils murmurent comme des enfans de la nuit, et leur voix sourde est pareille au mystérieux grésillement d’un brouillard du nord. Lessing condamnait ainsi l’apparition du spectre de Ninus. Cette remarque de simple bon sens, lequel de ses contemporains l’aurait faite ?

C’est à Voltaire surtout qu’il en veut ; il l’attaque avec acharnement, avec acrimonie. On ne peut s’empêcher de se souvenir qu’il a été son secrétaire à Berlin et qu’il en a essuyé des hauteurs ; mais ses ressentimens personnels n’expliquent pas tout. Voltaire était l’idole de son temps, Berlin l’encensait comme Paris et Vienne, et Lessing détestait tous les fétiches. Cependant que ne doit-il pas à Voltaire ? Il lui est redevable de sa prose, c’est de lui qu’il apprit à écrire ; il lui a dérobé la merveilleuse précision de son style, la vivacité et l’imprévu du trait, la justesse et le naturel du ton, la finesse du coloris, tout, sauf les rapidités de cette parole ailée, que vous n’avez pas vue partir et qui comme une flèche a déjà frappé le but ; Lessing est un Voltaire qui marche et qui compte ses pas. C’est de Voltaire aussi qu’il avait appris à penser. La Dramaturgie elle-même en fait foi : Lessing a beaucoup emprunté aux admirables préfaces dont Voltaire accompagnait ses pièces. La plupart des cri-