Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/111

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

naufrages. Ce voyant a sondé du regard les plus sombres abîmes de l’âme et de la vie, et il nous raconte ce qu’il a vu avec des paroles de spectre qui nous font frissonner et qu’interrompent tout à coup des gaîtés de Gilles ; ce grand romantique nous promène dans le pays des songes et nous réveille soudain par quelque cynique quolibet ; il fait chanter les sylphes et nous raconte à l’oreille que la reine des fées fut amoureuse d’un baudet. Pour lui, tout est nature : il se plaît à nous montrer l’instinct dans la passion, l’animal dans le héros, Paillasse dans l’histoire, et il arrache leur masque à ses fantômes avec une naïve brusquerie qui nous déconcerte. Son théâtre est à la fois le plus profond de tous et le plus populaire, le plus enfantin ; c’est un divin bateleur. Cela n’est pas étonnant. Le monde lui apparaissait à lui-même comme un tréteau de saltimbanque, les vivans comme des masques de théâtre forain, la vie comme une pièce de marionnettes. Oui, l’homme de Shakspeare n’est qu’une sublime marionnette. Il pose devant nous ses personnages dans les attitudes les plus tragiques, il tire de leur poitrine des accens qui nous remuent les entrailles et nous glacent le cœur, et soudain il leur crie par la voix d’un fou coiffé de sa marotte : « Othello, Macbeth, aimable Ophélie et toi, gentil Roméo, vous aurez beau faire, vous n’êtes que des poupées ; j’aperçois au travers de votre pourpre le bois et le carton dont vous êtes faits. Nous sommes ici dans la baraque de Polichinelle, et c’est l’aveugle destinée qui tient les fils. » Personne n’a peint comme Shakspeare la poésie de l’illusion et personne n’a dévoilé comme lui les illusions de la poésie.

À quel point de vue s’est placé Lessing pour apprécier et pour juger le théâtre français ? S’il avait traité la question en philosophe, voici, j’imagine, comment il aurait raisonné. La poétique française, aurait-il dit, est un système, et dans les arts tout système a ses avantages et ses inconvéniens, car il conduit à la recherche de certains effets et de certaines beautés qui en excluent d’autres. Reprocher à Corneille et à Racine de n’avoir pas excellé dans l’action comme Shakspeare et de lui être bien inférieurs en puissance dramatique, autant vaudrait reprocher à un oranger de ne pas produire des pêches. Chaque arbre a ses fruits ; l’arbre absolu n’existe pas. Les Français ont emprunté à l’antiquité le seul genre de drame qu’elle ait connu, la tragédie héroïque. Ce mot dit tout, et tout le reste s’ensuit. Les personnages de Corneille et de Racine, comme ceux d’Eschyle et de Sophocle, sont des héros, c’est-à-dire des âmes royales, des hommes de grande taille, hors de pair, dépassant de la tête le commun des mortels ; — ils sont, non ce que nous sommes, mais ce que nous voudrions être ; nous reconnaissons en eux le moi que nous rêvons. Qui n’a rêvé d’être un héros ? La plupart des hommes sont des héros commencés, mais qui, surpris par