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un préjugé régnant qu’il n’est permis d’être poète qu’avant l’âge de raison. Il en résulte que nous ne possédons en fait de littérature que des essais de jeunes gens. Un homme d’âge mûr doit s’occuper de choses plus sérieuses. De là le caractère juvénile, enfantin de notre poésie, comparée à celle de tous les peuples modernes. La vie, le feu, ne lui manquent pas ; ce qui lui fait défaut, ce sont les forces et les muscles, la moelle et les os. Point d’œuvres qui fassent penser et qui puissent servir au délassement d’un homme qui pense. » Lâcher la gourmette à cette jeunesse, impossible ! Quels monstres, quels Calibans n’allaient pas naître de ses amours tumultueuses avec des muses de trottoir ! Dans les dernières années de sa vie, Lessing fut témoin de cette bruyante équipée littéraire que les Allemands appellent l’époque du Sturm und Drang, époque d’orgie poétique et de géniale anarchie par laquelle l’Allemagne préludait à l’enfantement de sa grande littérature. Ce spectacle déplut à l’auteur d’Emilia Galotti ; il avait en aversion ces Renommisten, ces matamores du style, qui, travestis en titans, portant l’Ossa d’une main, le Pélion de l’autre, couraient en tempêtant à la conquête du ciel, et le plus souvent n’enlevaient d’assaut qu’une taupinière. Le maître fronçait le sourcil, se bouchait les oreilles ; il sentait que ces polissons de talent procédaient de lui ; il avait entre-bâillé les portes, ils les démolissaient. Toujours il désavoua sa famille compromettante. Comme le grand René parlant des petits Renés qui pullulaient autour de lui, il pouvait dire : « On n’a plus entendu que des phrases lamentables et décousues ; il n’a plus été question que de vents et d’orages, que de mots inconnus. livrés aux nuages et à la nuit. » Il fut sévère aux débuts de Goethe lui-même ; Werther lui était en abomination ; Goetz de Berlichingen lui arracha ce mot : « Voilà un homme qui remplit de sable des boyaux et qui les vend pour des cordes. Quel est cet homme ? C’est le poète qui met toute une biographie en dialogues et s’écrie : J’ai fait un drame. — Le génie, le génie ! disait-il encore. On n’entend que ce mot sur la place. Le génie, disent-ils, se met au-dessus de toutes les règles. Vous mentez ; ce qui fait le génie, c’est la règle. » Et aux critiques qui, brisant leur férule, applaudissaient à ces aventures, il criait : « Vous êtes les flatteurs, les courtisans du génie. »

Ce n’est donc pas au nom des libertés du génie que Lessing a condamné la tragédie française. Que lui reproche-t-il ? Dans les derniers chapitres de la Dramaturgie, il s’en est expliqué très clairement. « Nous avions cru, dit-il, qu’imiter les Français, c’était

    la fable des gaîtés, des drôleries, et c’est là-dessus qu’il le chicane. Du reste, quand pour établir que le bonhomme n’est pas fabuliste, il divise toutes les fables possibles en trois classes, à savoir les fables rationnelles, mythiques et hyperphysiques, c’est une dîme qu’il paie à la pédanterie tudesque de son temps.