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m’en coûte de vous confesser ma honte, mais je n’ai aucune notion de ce qu’on appelle l’amour de la patrie ; j’y vois tout au plus une héroïque faiblesse dont je me passe volontiers. » Ailleurs il explique mieux sa pensée. « Le titre de zélé patriote, écrit-il à ce même Gleim, est de toutes les louanges celle que j’ambitionne le moins ; j’entends parler de ce patriotisme qui me ferait oublier que je suis un citoyen du monde. » Ce cosmopolite ne se passionna jamais que pour les intérêts sociaux et humains, il n’aborda pas un instant la pensée de réchauffer le patriotisme des Allemands en déroulant sur la scène les pages glorieuses de leurs annales. Il se proposait de leur former le goût, de leur dégrossir l’esprit, d’apprivoiser leur barbarie paperassière et dogmatique ; il estimait que l’art nous délivre et de la matière et du dogme, et que le théâtre est une grande école de culture nationale. À qui s’adresse-t-il ? À la bourgeoisie. Les grands et les chambellans n’avaient goût qu’au Sofa et aux Egaremens du cœur et de l’esprit ; le peuple lisait Geneviève de Brabaut, quand il lisait. Pour intéresser ces bourgeois de Breslau et de Leipzig, il fallait leur montrer quelque chose qui leur ressemblât, le monde où ils vivaient, des personnages qu’ils pussent rencontrer dans la rue, des mœurs et des passions de leur connaissance ; il fallait en un mot que le spectacle eût toute la réalité possible et qu’il y eût pourtant de l’art. Lessing voulut créer pour la bourgeoisie allemande un théâtre à hauteur d’appui.

C’était le mot du siècle. En Angleterre, en France, comme en Allemagne, la tragédie et le roman se font roturiers. Le XVIIIe siècle a vu l’avénement du tiers-état, du bourgeois, aux plus hautes dignités de la poésie. C’est l’Angleterre qui donne le signal. En 1730 paraît le drame de Lillo, l’Apprenti de Londres, Cet apprenti passe bientôt maître et tient école. Richardson emploie tout le pathétique de Shakspeare à nous attendrir sur les infortunes d’une vertueuse miss anglaise. En France, la révolution se fait par Rousseau. La Nouvelle Héloïse est une épopée bourgeoise, objet d’enthousiasme pour les uns, d’étonnement narquois pour les autres, de scandale pour tous les défenseurs du goût classique. Adieu les princesses bergères de d’Urfé, les princesses romaines de Clélie et la princesse française de Mme  de La Fayette. La nouvelle héroïne teille le chanvre après le souper et allume avec ses chènevottes des feux de joie dont la flamme claire et brillante s’élève jusqu’aux nues. Rousseau raconte tous ses faits et gestes avec un infini détail et une gravité solennelle ; il embouche la trompette épique ; Virgile ne le prenait pas de si haut en nous dépeignant Lavinie et Didon. Julie fait-elle un tour de promenade en compagnie de ses enfans et de ses voisins de campagne, son biographe ému se rappelle aussitôt