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à rire, et il achevait de se dépiquer en cherchant querelle au bonheur d’un sot.

Dans une lettre datée du 21 janvier 1758, Lessing donnait à son ami Nicolaï des nouvelles d’un jeune poète qui n’était autre que lui-même. « Si j’en crois mon amour-propre, lui écrivait-il, ce jeune homme promet beaucoup, car il travaille à peu près comme moi : il écrit huit lignes tous les huit jours… Il s’occupe actuellement d’une Virginie bourgeoise, sa pièce portera le titre d’Emilia Galotti. Il a dégagé l’histoire de la Virginie romaine de tout intérêt politique ; il a pensé que l’aventure d’une fille qui est tuée par son père, parce que ce père fait plus de cas de la vertu de son enfant que de sa vie, est par elle-même assez tragique, et qu’elle suffit à ébranler toutes les cordes de notre âme, bien qu’il ne s’ensuive aucune révolution dans l’état. » Ce n’est qu’en 1772 que Lessing acheva son Emilia Galotti. On voit qu’elle l’occupa longtemps. Il voulait faire de sa pièce la démonstration triomphante de sa théorie, une preuve sans réplique de l’inutilité de l’histoire au théâtre ; — la politique ne se jetant plus à la traverse du roman, il espérait que sa Virginie bourgeoise serait plus émouvante que l’autre. Avec quelques personnages triés dans une fresque d’histoire, il a composé un tableau de chevalet. Il a transporté l’action dans les temps modernes, et la scène dans la petite principauté de Guastalla ; mais ce Guastalla ressemble fort à une petite ville princière d’Allemagne : les personnages, les mœurs, les sentimens, tout, dans Emilia Galotti, rappelle le nord plus que le midi. On ne s’y trompa point à Brunswick, on crut reconnaître dans la maîtresse du prince de Guastalla la favorite en titre du duc de Brunswick, et cela fît jaser. Il est peu probable que Lessing, alors bibliothécaire de Wolfenbüttel, se fût permis des allusions si hasardeuses ; mais la chronique secrète des petites cours d’Allemagne était riche, et il est à croire qu’il y puisa.

Sa Virginie s’appelle Emilia, et son Virginius Odoardo Galotti. Plus heureux ou plus malheureux que l’ancien tribun Icilius, le comte Appiani, sa doublure, réussit à épouser Emilia et meurt assassiné quelques instans après son mariage. Plus de forum ; la scène se passe dans un palais et dans un château de plaisance. Rome tient tout entière dans un salon, et, quoi qu’en dise le poète, elle s’y trouve à l’étroit. Le décemvir Appius-Claudius est devenu prince, et ce prince est un caractère. Homme de plaisirs, à qui ses caprices sont sacrés, il n’est pas féroce, il répugne aux violences et regrette qu’elles soient souvent nécessaires. Il soupire après un monde meilleur, où les crimes se feraient tout seuls sans qu’il fût besoin de s’en mêler, et il se plaint qu’on ne puisse verser le sang d’un rival sans qu’il en reste une tache au bout des doigts ; il en est