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par la souffrance, c’est l’excès du malheur qui lui a rendu le sourire ; il emportera dans la tombe sa seconde floraison, et sa verte vieillesse nous apprend son secret dans une langue transparente et limpide comme le ciel de l’Orient, rafraîchissante comme une grenade de Syrie.

Nathan n’a qu’un frère ou qu’un parent dans la littérature, c’est le Philosophe sans le savoir. Il semble que Sedaine, comme Lessing, ait pensé au mot de Montesquieu : le commerce guérit des préjugés destructeurs, « Quel état, mon fils, que celui d’un homme qui d’un trait de plume se fait obéir d’un bout de l’univers à l’autre ! Son nom, son seing, n’ont pas besoin, comme la monnaie des souverains, que la valeur du métal serve de caution à l’empreinte : sa personne a tout fait, il a signé, cela suffit… Ce n’est pas un peuple, ce n’est pas une seule nation qu’il sert, il les sert toutes et en est servi : c’est l’homme de l’univers… Quelques particuliers audacieux font armer les rois, la guerre s’allume, tout s’embrase, l’Europe se divise ; mais ce négociant anglais, hollandais, russe ou chinois, n’en est pas moins l’ami de mon cœur ; nous sommes sur la superficie de la terre autant de fils de soie qui lient ensemble les nations et les ramènent à la paix par la nécessité du commerce : voilà, mon fils, ce que c’est qu’un honnête négociant. » Nathan ne parle pas en prose comme son frère d’Occident. C’est qu’il est né parmi les palmiers, à la lumière du soleil de la Palestine ; il ne vit pas derrière un comptoir, il a ses chameaux, ses caravanes ; il traverse en roi les solitudes qui séparent Jérusalem de Babylone ; dans ses magasins resplendissent les riches étoffes de la Perse, les armes et les bijoux de Damas, et dans son âme, comme dans un coffre-fort, il serre précieusement les sagesses de tous les peuples. Il est plus encore que Vanderk l’homme de l’univers ; s’il est philosophe, il s’en doute ; il n’a pas seulement abjuré les préjugés destructeurs, il a répudié les dogmes inhumains qui les autorisent ; dans le vaste ciel ouvert de l’Orient, il a cherché le Dieu de la nature, il l’a trouvé et il lui parle. Quand ses ennemis ont enfin éventé son secret, quand ils ont découvert que Recha est née chrétienne et que Nathan doit mourir : « Ô Dieu ! s’écrie-t-il, que je me sens le cœur à l’aise de n’avoir plus rien à cacher dans ce monde et de pouvoir marcher devant les hommes aussi librement que devant toi ! car toi seul n’as pas besoin de juger les hommes sur leurs actions, qui sont si rarement leurs actions, ô Dieu ! » Il y a dans la littérature trois négocians immortels, le Marchand de Venise, le Philosophe sans le savoir et Nathan le Sage.

Lessing avait pris pour épigraphe de Nathan ce mot d’Aulu-Gelle : « entrez, il y a ici des dieux. » Après Lessing, les dieux disparaissent de la tragédie bourgeoise. Ses successeurs pratiquent