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sacrifices accomplis dans l’ombre et d’une longue solitude fièrement traversée. Un juge de cent ans, aurait été prévenu en faveur d’une telle femme et de la cause qui se personnifiait en elle. Ajoutez qu’au cours du récit les souvenirs s’éveillaient en foule chez Mainfroi, et que chacun de ces souvenirs avait force de témoignage. Il se rappelait la première visite du marquis et du fanatisme de cet homme qui préférait sa terre à ta fille ; le dîner chez Foucou, la physionomie ingrate de Gérard, la combinaison Roquevert, inaugurée au profit de la Bavaroise et liquidée aux dépens de Marguerite. Tous les personnages du drame développaient jusqu’au dénouement les caractères qu’il avait devinés au premier acte. Il était donc obligé de donner gain de cause à la veuve pour l’honneur de son diagnostic et peut-être aussi pour l’acquit de sa conscience ; car enfin il avait trempé, sinon les mains, du moins le bout du doigt, dans ce testament jadis arbitraire, et que les circonstances rendaient criminel.

Or Mainfroi n’était pas de ceux qui font les choses à demi. S’il était arrivé à l’âge de trente-sept ans sans jamais brûler ses vaisseaux, c’est que, vivant en terre ferme, il n’avait jamais eu de vaisseaux à brûler. Une résolution extrême ne lui coûtait pas plus qu’une demi-mesure à la plupart des hommes de ce siècle mou. En moins de deux minutes, il pesa le pour et le contre, prit son parti, tendit la main à Marguerite et lui dit :

« Écoutez bien, madame, et gravez ma parole au plus profond de votre mémoire, qui est fidèle et qui me l’a prouvé : ou j’obtiendrai qu’on vous rende intégralement les biens dont on vous a dépouillée, ou je veux perdre ma fortune et mon nom.

La belle veuve, un peu troublée par cette déclaration solennelle, balbutia quelque remerciement confus, et protesta qu’elle était loin d’en demander autant.

« Et pourquoi donc m’arrêterais-je à moitié chemin, si le but est à ma portée ? Votre droit est entier, et je n’en revendiquerais que la moitié, le quart, le quatorzième ? Quel motif avons-nous de faire des présents à qui nous vole le nécessaire ? Je ne m’explique pas votre premier procès, ni surtout l’obstination des avoués qui vous l’ont fait poursuivre jusqu’en cour de cassation. Il s’agissait bien d’ergoter sur la validité du second testament ! La question n’a jamais été là, quoique le titre en lui-même me paraisse très-défendable. Mais vous êtes créancière de la succession, madame ; mais on vous doit les quatorze cent mille francs que vous avez engloutis par bonté dans la liquidation des plâtrières ! Je trouverai l’agent de change qui a vendu vos titres un à un, j’établirai la concordance des dates, je montrerai que chacun de vos sacrifices a libéré une partie de ce