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musique d’un air distrait et attentif, ayant sur sa table dos volumes de l’Encyclopédie et de l’Esprit des lois à côté du Pastor fido et de la Henriade, entourée d’estampes, de pierres gravées, de tout ce qui peut rappeler qu’elle avait le goût des arts. C’est une gracieuse femme assurément ; mais sur ce visage il n’y a point d’idéal, ou du moins c’est un idéal bien conforme au temps, quelque chose d’élégant et de fin qui n’exclut pas le positif, qui laisse entrevoir un esprit et une âme parfaitement à l’abri des émotions sérieuses et des entraînemens romanesques. Ce n’est point celle-là certes qui commencera ou qui finira comme une La Vallière. Elle ressemble plutôt à une ingénieuse coquette jouissant tranquillement d’une beauté facile dont elle sait se servir, experte à gouverner ses séductions.

C’est cependant presque comme un roman que commençait son aventure avec Louis XV, bien avant même de devenir une liaison avouée et publique. Quand le roi, se trouvant à Choisy, allait chasser du côté de la forêt de Sénart, il ne manquait presque jamais de rencontrer sur son passage une jeune femme élégamment vêtue de bleu ou de rose, qui, au XVIIIe siècle, devait passer nécessairement pour une nymphe des bois. Il ne fut pas longtemps sans être intrigué de cette brillante apparition et sans demander qui elle était ; mais alors, vers 1742, il se trouvait encore au pouvoir de la dernière des sœurs de Nesle, l’impétueuse duchesse de Châteauroux, qui n’entendait pas raillerie sur les rivalités qui pouvaient s’élever autour d’elle. Qu’était-ce d’ailleurs que cette jeune chasseresse qui se trouvait si à propos au détour des bois comme pour surprendre un regard du roi ? Elle paraissait avoir plus d’ambition que de titres, à part la jeunesse et la beauté, qui sont pourtant bien quelque chose en pareille affaire. Elle avait alors un peu plus de vingt ans. C’était la fille d’un certain Poisson, principal commis des financiers Paris, personnage fort cynique, suffisamment ivrogne, ignoble au moral comme au physique, et d’une femme fort galante, aussi belle que galante, qui avait été successivement à un secrétaire d’état, à des ambassadeurs, à des financiers, si bien que le fermier-général Lenormant de Tournehem passait pour le vrai père des deux enfans de Poisson, de celle qui fut la marquise de Pompadour et de celui qui fut le marquis de Vandières ou de Marigny. Née dans ce monde de mœurs fort mêlées et de luxe équivoque, heureusement douée du reste, la jeune Antoinette Poisson avait reçu une éducation des plus soignées, comme si elle eût été d’avance promise à une merveilleuse fortune. On lui avait donné toute sorte de maîtres ; elle avait appris le clavecin et le chant avec Jélyotte, la danse avec Guibaudet, la déclamation avec La Noue et Crébillon ; elle montait à cheval, elle avait appris l’art de graver sur cuivre et sur pierres fines. C’était une petite merveille de gentillesse, choyée, fêlée, recherchée, et dont Lenormant de Tournehem avait fait la femme de son propre ne-