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ses chagrins d’enfant et ses espérances, où elle évoque pour se consoler le souvenir du protecteur absent et lui parle en termes dans lesquels son timide amour s’échappe à son insu. Mme Desroches, ne pouvant s’expliquer la résistance de sa fille que par quelque roman, s’est emparée du fameux carnet, et vient lui en demander la clé en présence même de l’amiral. Louise rappelle la promesse qu’on lui a faite de respecter cet unique asile de son âme, elle implore, mais en vain, et finit par refuser. Mme Desroches, qui a les doigts aussi robustes que la volonté, est sur le point de briser le fermoir, et Louise va voir ses pudiques pensées étalées au grand jour, son amour découvert aux yeux mêmes de celui qu’elle aime. Elle résiste, elle proteste, elle s’oublie ; mais sa résistance tombe l’instant d’après, et elle se montre toute prête à recevoir le mari qu’on veut lui imposer. Il est trop tard; Mme Desroches, curieuse comme tous les despotes, prétend connaître le roman qu’on lui cache, et ne dissimule pas un soupçon injurieux pour sa fille. Il faut que le contre-amiral, transporté d’indignation, mû par un vague sentiment dont il ne s’était pas rendu compte, intervienne pour la défendre. Un cri s’échappe de sa poitrine : « Louise, veux-tu m’épouser? »

La scène est d’un certain effet, elle relève pour un instant la pièce à une hauteur où elle ne se soutient pas, et elle a l’inconvénient de nouer le drame d’une façon qui résiste à toute solution naturelle. La lutte est déclarée entre Louise Desroches et sa mère, qui dès cette heure enveloppe dans la même haine et sa fille et l’homme qui est venu lui prêter main-forte. Or des caractères de cette trempe brisent les autres ou sont brisés, mais ils ne s’amollissent pas. Il a fallu pour se tirer d’affaire que M. Laya donnât une entorse à l’inflexible logique de la passion en couvrant cette violence des explications les plus subtiles. Il essaie de retrouver la mère dans l’avare; mais de deux choses l’une : ou l’amour de l’argent n’est en elle qu’un travers passager, selon l’euphémisme de son mari, une fièvre gagnée au contact des affaires, exaltée par le succès, et alors il n’explique point la haine contre nature dont Mme Desroches poursuit sa fille depuis qu’elle se regarde comme spoliée par elle; ou bien c’est une passion native qui éclate, lorsque l’occasion lui est donnée, avec l’empire absolu d’un instinct, qui grandit à mesure qu’elle est satisfaite, et dans ce cas elle n’admet point de retour; elle bronze le cœur, elle tarit les sources de toute émotion, elle voit pleurer les autres et éclater les catastrophes sans fléchir ou changer. Le talent à courte haleine de M. L. Laya n’est pas de ceux qui peuvent suivre jusqu’au bout dans leurs sentiers profonds les passions de cet ordre. Son horizon naturel est celui d’une étude de notaire; il ne respire à son aise que dans la région où tout s’achève, après quelques tribulations, par un contrat en forme. Pendant un voyage qui sépare pour quelques mois la mère et la fille à la suite de la scène dont j’ai parlé, Mme Desroches a réfléchi; la corde maternelle, jusque-là paralysée, a recommencé de vibrer dans le