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dence à tous ses amis, Mersenne et Picot exceptés, le premier son correspondant scientifique, le second chargé de ses affaires personnelles. Évidemment ce goût de solitude qui se manifeste à plusieurs reprises chez Descartes est une singularité remarquable, qui ne s’explique pas seulement par le besoin de paix et de loisir, car bien des savans dans le monde ont su concilier la retraite avec la société. Il y a quelque chose de plus dans la passion de Descartes; il y a le goût du mystère, c’est-à-dire un certain élément que je ne crains pas d’appeler romanesque.

N’oublions pas non plus, comme symptôme remarquable de la même disposition d’imagination, cette sorte de rêve extatique que Descartes raconte lui-même dans son Olympica, et où, dans un accès d’enthousiasme, le 10 novembre 1619, il jeta, dit-il, les fondemens d’une « invention merveilleuse, » accès dont il fut si ému, qu’il lui attribua une origine surnaturelle, puisque lui-même nous dit qu’il fit alors le vœu d’un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. Singulier rapprochement entre Descartes et Pascal ! L’un et l’autre eurent une nuit d’extase et d’hallucination inexplicables, l’un et l’autre crurent à une sorte d’intervention miraculeuse en leur faveur; mais les effets furent bien différens : chez l’un, la crise détermina l’abandon de la science et l’anéantissement en Dieu; chez l’autre au contraire, ce fut le coup de foudre qui fit de lui un inventeur et un créateur[1].

On rencontre d’ailleurs dans la vie de Descartes quelques aventures qui semblent faites pour un héros de roman. On le voit, par exemple, faisant la cour à une personne très distinguée, qui fut plus tard connue dans le monde sous le nom de Mme de Rosay. Revenant un jour de Paris, où il l’avait accompagnée avec d’autres dames, il fut attaqué par un rival sur le chemin d’Orléans, le désarma, lui rendit son épée, et lui dit qu’il devait la vie à cette dame pour laquelle lui-même venait d’exposer la sienne. Dans une autre circonstance, il fit encore voir et sa présence d’esprit et son courage. Lui-même nous a raconté cette aventure dans ses Expérimenta. Embarqué un jour sur le Zuyderzée, seul avec son valet au milieu de cinq ou six mariniers, il s’aperçut bientôt, en prêtant l’oreille à la conversation de ces hommes, dont il comprenait la langue, que sa vie était menacée. A sa mine paisible et douce, ils l’avaient pris pour un marchand plutôt que pour un gentilhomme. Ils jugèrent qu’il devait avoir de l’argent, et prirent la résolution de le tuer et de le jeter à la mer après l’avoir dépouillé. Pensant qu’il ne savait d’autre langue

  1. Selon toute apparence, l’invention merveilleuse dont parle Descartes, et qui lui fut suggérée dans cette nuit d’enthousiasme, est l’idée de l’application de l’algèbre à la géométrie.