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peut-être pas inconciliables; mais on a si souvent insisté en France sur l’interprétation psychologique, que l’on sera plus curieux de savoir comment ce même principe peut être également défendu et embrassé par ceux qui sont le plus contraires à la méthode psychologique, et qui pensent que l’on doit se placer au centre des choses et non pas à la circonférence. À ce point de vue, la méthode hégélienne est un développement très inattendu et très original du cogito cartésien. Celui qui dit : je pense, donc je suis, ne peut évidemment pas entendre par là son individualité particulière, car cette individualité est liée au temps, au lieu, aux circonstances matérielles, enfin au corps lui-même, toutes choses que l’on a d’abord écartées. Ce n’est donc pas le moi individuel, le moi de Pierre ou de Paul qui s’affirme : c’est un moi pur, qui n’est ni celui-ci ni celui-là, qui n’a d’autre qualité que d’être moi; de plus, ce n’est pas une substance individuelle que j’affirme, je ne sais pas si je suis une substance, je ne sais pas s’il y a des substances, je n’affirme que ma pensée, et, comme cette pensée s’abstrait de toutes conditions particulières, elle n’est plus même ma pensée, elle n’est plus que la pensée en général; enfin, cette pensée ne pense plus rien en particulier qu’elle-même, et elle ne sait d’elle-même qu’une seule chose, à savoir qu’elle est, elle pense donc l’être, et non pas tel ou tel être, mais seulement l’être sans rien spécifier. Elle est donc l’être. C’est ainsi que le premier commencement de la philosophie est l’être pur, selon Hegel, et, suivant lui, il n’y rien de plus dans le cogito de Descartes, car si on l’entendait dans le sens d’un moi individuel, on ne pourrait rien fonder sur ce principe, puisque la science a pour objet non l’individuel, mais le général. Je ne me porte nullement garant de la déduction hégélienne, que j’ai quelque part discutée ; mais je veux seulement insister sur la fécondité et la portée du principe qui a pu encore, près de deux siècles après Descartes, porter des conséquences si nouvelles et si considérables.

M. Henri Ritter nous dit encore avec un grand dédain que, si Descartes a donné tant d’importance à sa preuve ontologique de l’existence de Dieu, il n’y a pas lieu de lui en faire un grand mérite. Sans doute il entend par là que, cette preuve étant, pour lui comme pour Kant, un pur paralogisme, on ne doit guère féliciter Descartes de cette invention, qui même n’est pas de lui, puisqu’elle remonte jusqu’à saint Anselme. On sait que cette preuve consiste à démontrer Dieu par son idée, et à conclure de la définition même de Dieu à son existence. Sans vouloir juger cet argument, qui peut être appelé la croix des métaphysiciens, crux philosophorum, il me semble qu’il est téméraire d’éliminer avec