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ce dédain une pensée qui a été celle de tous les philosophes du XVIIe siècle, de Descartes, de Malebranche, de Spinoza, de Fénelon et de Leibniz, et qui, même après la critique si profonde de Kant, a retrouvé un nouvel apologiste dans Hegel, car celui-ci soutient que ce n’est pas l’argument de Descartes, que c’est la réfutation de Kant qui est un sophisme. Sans doute de si grandes autorités ne suffisent pas pour prouver la vérité de l’argument cartésien, elles suffisent pour en prouver l’importance. Par là encore Descartes est un des maîtres de la métaphysique : il lui a imprimé sa direction et son cachet, lui a ouvert les voies dans lesquelles les écoles les plus indépendantes sont elles-mêmes nécessairement entraînées.

De toutes les pensées de Descartes, la plus grande sans aucun doute et la plus originale, quoique la plus combattue, c’est la réduction hardie de tous les phénomènes de l’univers à deux grands types, l’étendue et la pensée. On lui a reproché avec raison d’avoir méconnu l’idée de force et d’avoir réduit la matière à ses propriétés mathématiques ; mais chaque chose vient en son temps, et l’on ne doit pas demander à Descartes d’avoir été Leibniz, comme on ne doit pas demander à celui-ci d’être Kant ou Hegel. Descartes a posé avec la plus grande fermeté le vrai problème de la philosophie moderne, qui est la distinction et en même temps la conciliation du sujet et de l’objet. Or il est certain que tous les phénomènes extérieurs se manifestent à nous dans la forme et sous les conditions de l’étendue, comme tous les phénomènes intérieurs prennent la forme de la pensée. Pensée et étendue sont donc les deux formes types, irréductibles l’une à l’autre, et l’une et l’autre d’une clarté et d’une distinction incontestables. On peut nier que nous ayons l’idée de substance, l’idée de cause, l’idée de force, l’idée d’être ; mais on ne peut nier que nous connaissions clairement l’étendue, puisqu’elle est l’objet de la géométrie, et que nous connaissions certainement le fait de la pensée, puisque sans elle nous ne connaîtrions rien autre chose.

La conception que Descartes s’est faite de la matière est une conception absolument neuve et sans aucun précédent dans l’histoire de la philosophie, et il faut les yeux prévenus de M. H. Ritter pour ne pas être frappé de la portée de cette conception. Avant Descartes, il n’y a eu que deux physiques : la physique péripatéticienne et la physique épicurienne. La physique péripatéticienne expliquait tout par les qualités : autant de phénomènes, autant de qualités différentes; c’était la négation même de la science, car, aussitôt qu’un phénomène ne rentrait pas dans les faits les plus communs et les plus généralement connus, on inventait pour l’expliquer une propriété nouvelle; c’est ce qu’on appelait les qualités