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tradition. Ils lisent peu les ouvrages des anciens maîtres, ou, quand ils les lisent, c’est avec les préventions de la science actuelle. On sait aussi que c’est une assez mauvaise note pour un savant d’avoir été un métaphysicien, et le temps de positivisme où nous vivons n’est pas non plus très favorable aux savans spéculatifs qui ont préféré le raisonnement à l’expérience, et qui ont géométrisé la nature. Par tous ces motifs, on pouvait avec raison prendre en main la cause de Descartes et chercher à le replacer à son vrai rang; mais cette entreprise devait être exécutée avec mesure et avec tact, et ne peut être que compromise par l’exagération : c’est pour cela que, tout en félicitant M. Millet de ses bonnes intentions, nous croyons qu’il a manqué le but en le dépassant.

De quelque côté que nous considérions Descartes, le trait qui nous frappe le plus est précisément celui que M. Ritter n’y a pas vu: c’est l’originalité. Sa personne est originale, sa philosophie est originale, son génie est original. Sans doute on peut trouver des génies plus variés et plus féconds; chez lui, les idées ne coulent pas avec cette abondance naturelle et inépuisable que l’on admire chez Leibniz ; il n’a pas davantage ces ressources infinies que celui-ci sait trouver dans la controverse. Il y a dans Descartes de la sécheresse et une certaine stérilité; mais ce qu’il possède au plus haut degré, c’est la force et le poids. Ses idées ont une plénitude, une intensité extraordinaires. Il n’a point de détails, et par là il est inférieur à Platon, à Aristote, à Leibniz et à Kant; mais ses fondemens sont remarquables par la solidité, et tout l’édifice semble avoir quelque chose de cyclopéen. Il est éminemment français par son goût pour la simplicité nue et abstraite, par son indépendance hardie qui va droit au fait, par son amour des idées claires, par son génie d’organisation. Il a été le maître de tous ceux qui sont venus après lai; tous, même les plus grands, même les plus hostiles, n’ont pensé qu’en poussant plus loin ou en corrigeant, mais toujours en subissant les pensées de Descartes. C’est un créateur, un fondateur, et, pour le redire avec Hegel, c’est un héros.


PAUL JANET.