Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 73.djvu/38

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

deux justices, pas plus qu’il n’y a deux morales ou deux vérités. Travaillons ! travaillons encore, et battons le caillou jusqu’à ce que l’étincelle jaillisse I »

Il débitait son monologue en marchant à grandes enjambées d’un bout à l’autre de l’appartement, et cette promenade fébrile le ramenait toutes les cinq minutes à la salle de réception où les Mainfroi du vieux temps formaient la haie sur son passage. Ces portraits n’étaient pas tous des œuvres de maîtres : à part un Philippe de Champaigne, un Rigaud et un Largillière, la galerie n’avait d’autre mérite quo l’authenticité ; mais tous les visages, sans exception, étaient empreints d’une noblesse et d’une sérénité grandioses. Le calme imposant des ancêtres contrastait sévèrement avec l’agitation maladive de leur héritier. Jacques voyait les regards austères de ces grands magistrats s’abaisser avec compassion sur sa personne nerveuse et frémissante.

« Eh bien ! quoi ? leur dit-il ; que me reprochez-vous ? Je suis un fils dégénéré peut-être ? Non ! je suis un peu jeune, voilà tout. Je ne suis encore qu’un homme, et je commence à comprendre aujourd’hui que, pour disposer de la vie, de la fortune et de l’honneur d’autrui, pour devenir un vrai magistrat, il faut s’élever au-dessus de l’homme. Vous avez tous monté cet échelon invisible ; moi, je m’y heurte au premier pas, et je me fais mal. Qui sait si vous n’avez pas éprouvé le même accident à. mon age ? Vos fronts n’ont pas toujours été si impassibles ni vos regards si majestueux. Attendez, et comptez sur moi !

Il ramassa tous les papiers qu’il avait noircis depuis la veille, et courut chez le premier président. Ses traits étaient si visiblement altérés que le vieillard lui demanda s’il était malade.

« Je suis bien pis que malade, répondit-il ; depuis tantôt vingt-quatre heures, j’ai l’esprit à l’envers. Vous m’avez dit hier que la cause n’était qu’à moitié bonne, et vous savez si j’ai protesté. Maintenant, cher monsieur, je vous supplie de me prouver qu’elle est à moitié bonne, car plus je l’examine, plus elle me paraît mauvaise, et moins l’arrêt qui adjuge les conclusions de Mme de Montbriand me semble motivé. Vous dites : « Attendu qu’il est inadmissible que la veuve de Montbriand se soit dépossédée de la presque totalité de ses biens autrement qu’à titre de prêt, et se soit volontairement réduite à la misère ; cette assertion que j’ai plaidée, est contredite par tous les faits de la cause. Non, Mme de Montbriand n’a pas prêté sa fortune à son père, elle la lui a donnée ; elle a refusé non-seulement toute garantie, mais jusqu’aux simples reçus ; elle n’a accepté que des actions de grâces en échange d’un don pur et simple. Elle comptait si peu sur un remboursement ultérieur qu’elle a même caché au marquis une notable partie de ses sacrifices,