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rival naturel, l’héritier du grand Frédéric, jaloux à bon droit de l’intimité récente qui unissait les maisons de Bourbon et de Lorraine. Celui-là n’avait pas vu sans humeur une princesse d’Autriche monter sur le trône de France, et n’entendit pas sans un contentement malin le récit de ses premiers malheurs. Enfin, à l’autre extrémité de l’Europe, la courtisane de génie à qui était dévolu par hasard l’héritage de Pierre le Grand tressaillit de joie à la pensée que, l’Occident s’abîmant dans le trouble, la route de l’Orient devenait libre. La France, sous le sceptre affaibli, mais encore puissant de la maison de Bourbon, avait tenu depuis trois siècles tant de place dans le monde que, le jour où le vide se fit sentir là où la pression s’exerçait la veille, le premier sentiment de tous ceux qui avaient été gênés si longtemps fut de profiter de ce soulagement inattendu pour respirer et prendre leurs aises. Personne ne se demanda si ce vide n’était pas l’orifice d’un gouffre béant où viendraient s’abîmer l’un après l’autre tous les trônes et toutes les dynasties.

Il fallut les leçons répétées des événemens et les menaces croissantes de l’esprit révolutionnaire pour que l’intérêt commun et suprême du principe monarchique mis en péril fît trêve à ces habitudes d’une jalousie héréditaire. Cette transformation ne s’opéra pas le même jour ni pour ainsi dire à la même profondeur dans toutes les âmes royales. Frédéric-Guillaume fut averti et converti avant Léopold. Quant à Catherine, ce fut bien tout de suite qu’elle vit l’avantage de précipiter l’Europe dans une guerre où elle espérait que ses troupes n’auraient pas le temps d’arriver, et qui en attendant lui laissait Constantinople à discrétion et la Pologne à merci. Le parti une fois pris et la lumière faite, autre difficulté : il fallut se distribuer les rôles et les postes de combat. L’embarras n’était pas médiocre, car ce n’était rien moins que les soldats du grand Frédéric et de Marie-Thérèse qu’il fallait faire marcher sous les mêmes drapeaux, en les tenant cependant à des distances assez bien calculées pour qu’ils ne fussent pas tentés par habitude de tirer les uns sur les autres. En un mot, entre gens très peu disposés d’abord à se mettre en mouvement, puis prenant leur élan de points opposés avec des vitesses inégales, le point de rencontre fut difficile à trouver, et il n’est pas étonnant qu’ils ne soient pas arrivés le même jour au rendez-vous, que les Prussiens aient été seuls à Valmy, les Autrichiens à peu près seuls à Jemmapes, que les Anglais et les Russes ne se soient trouvés nulle part la première année, et que cette coalition imaginaire, aboutissant à des efforts isolés, ait livré à l’enthousiasme de nos armées révolutionnaires des succès dont la facilité n’étonna personne plus que les vainqueurs eux-mêmes.

Aucune de ces incertitudes, aucune des phases de cette série