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détonations de mousqueterie et d’artillerie éclatent à droite ou à gauche, nous regardons machinalement les armes qui surmontent les portes : ce sont les troupes du prince d’Awa ou de Kanga qui s’exercent dans les jardins de leur maître.

Les allans et les venans, tous nobles ou serviteurs de la noblesse, paraissent rares dans les rues de la ville officielle ; ils se rendent d’un palais à un autre en affaires ou en visites. Quelques jeunes gens à cheval, simples de costumes, mais fiers d’allures, et dont le visage respire la dignité, presque le dédain, nous croisent sans nous jeter, même à la dérobée, un regard de curiosité. Derrière eux, des hommes de suite portent des lances et des hallebardes : même immobilité de figures, même froideur. Entre eux et notre escorte pas un signe, pas un geste qui indique qu’on se connaisse ou qu’on appartienne à un même gouvernement. Quelquefois passent des palanquins renfermant des dames, des hommes d’un âge mûr ; à notre approche, les stores sont soigneusement fermés ; on semble tout craindre de gens aussi mal élevés que nous, une remarque ou un regard, offense mortelle que le sang seul pourrait venger. Deux cortèges se croisent, sans doute ceux de nobles appartenant à des princes différens, ennemis peut-être ; on se concède réciproquement une moitié de la route, mais pas un salut, pas une marque extérieure de déférence. Les deux groupes se regardent attentivement, leur vie entière semble passer dans leurs yeux brillans. Pour nous, ce serait presque une provocation, ici c’est purement une précaution. Les lois de l’empire sont scrupuleusement observées d’ailleurs ; les sabres sont retournés, les poignées attachées au fourreau sont recouvertes d’un gant ; si l’escorte renferme des porteurs de fusils, ces armes sont soigneusement bouclées dans des fourreaux en cuir. Il n’y a pas le moindre fer de lance ni de hallebarde en évidence. Toute infraction à cette règle est une insulte, une menace. Que dans l’un des deux groupes un homme mette la main à la poignée de son sabre, et la lutte s’engage aussitôt. J’ai connu l’époque où nous n’avions pas encore conquis le dédain de la noblesse japonaise, où nous n’avions que sa haine et son mépris. Les regards étaient alors chargés de provocation, et dans la ville marchande même les jeunes officiers des différens princes jetaient à la figure de notre escorte les insultes les plus outrageantes. Il nous était recommandé d’user de la plus grande prudence, et les mains se contentaient de saisir la crosse des revolvers avec la nonchalance affectée de gens bien décidés à s’en servir. Les officiers du taïcoun témoignaient, en se rapprochant de nous, de l’intention bien évidente de nous défendre, sans pouvoir toutefois nous inspirer une confiance depuis longtemps dissipée par leurs manières peu distinguées et surtout leur jeune âge. Entre eux et leurs