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bien l’homme de loi. Vivant en association et toutefois conservant son individualité à part, très fort sur la distinction du tien et du mien, assez porté à la chicane ainsi que l’indique sa voix rauque et stridente remplissant l’air de notes criardes, ce volatile (toujours selon les idées de sir Edward Northey) devait se plaire dans la compagnie des habitans du Temple. Pourtant l’expérience ne fut point couronnée de succès ; soit que les choucas se soient jugés eux-mêmes incapables de lutter avec les mœurs bien connues du voisinage ou pour toute autre raison, ils désertèrent les feuillages du jardin, et l’on n’en trouve plus un seul aujourd’hui. Ce qui ne s’effacera jamais de ces lieux, c’est l’honneur que leur a fait Shakspeare en y plaçant une des plus belles scènes de ses drames historiques. Dans ce même jardin, s’il faut en croire la tradition ou la fantaisie du poète, Richard Plantagenet et le comte de Somerset cueillirent, l’un une rose blanche et l’autre une rose rouge, qui devinrent plus tard le signe de discorde entre les factions d’York et de Lancaster[1]. Les quais, dont on poursuit dans ce moment la construction à l’aide d’une armée de machines, formeront un des grands ouvrages de Londres lorsqu’ils seront revêtus de pierre et d’ornemens. Quant aux édifices qui attirent tout d’abord les regards, ce sont la bibliothèque, monument bizarre flanqué de tourelles et de contre-forts, les halls ou salles à manger de l’Inner et du Middle Temple, l’ancienne église des templiers, justement admirée par les antiquaires. La masse des bâtimens groupés ou, pour mieux dire, amoncelés autour de ces édifices, se composent de vieilles maisons divisées en ce qu’on appelle chambers, et occupées par des hommes de loi dont les noms figurent, écrits en grosses lettres, sur les deux côtés du mur de brique encadrant la porte d’entrée. En face de la Tamise et des jardins, l’air circule assez librement le long d’avenues plantées d’arbres et bordées de constructions savamment alignées. Il y a même çà et là, par exemple à côté du hall du Middle Temple, des squares où le soir tous les passereaux de Londres semblent s’être donné rendez-vous. Ces gazouillemens mêlés au murmure d’un jet d’eau, les corbeilles de fleurs, les verts ombrages, tout forme en cet endroit comme un coin de nature transporté sous le ciel enfumé de la grande ville. A mesure au contraire qu’on s’éloigne de la rivière et qu’on s’avance vers le Strand, l’espace se rétrécit ; on se trouve bientôt dans un labyrinthe de ruelles emmêlées, de cours, d’allées, de passages obscurs, dont les zigzags et les détours représentent assez bien les ambages de la procédure civile chez nos voisins. Tel est l’aspect général de cette cité de la loi.

  1. Henri VI, première partie, acte II, scène IV.