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mais l’arbitraire était dans la répression comme il avait été dans l’abus. Une si étrange organisation révolte à bon droit toutes nos idées, elle condamnait toute réforme à l’impuissance : à quoi bon des lois et des règlemens, si rien n’en garantit l’exécution et si ceux qu’ils doivent protéger sont tenus de l’acheter à prix d’argent ? Au mois de mai 1838, Reschid voulut abolir cet état de choses en décrétant que tous les fonctionnaires seraient rétribués, et ce serait là une date mémorable, si cette abolition eût pu être obtenue par un décret, si elle n’eût supposé d’abord tout un nouveau système financier et l’introduction dans le peuple comme dans les fonctionnaires d’un nouvel esprit. Après trente ans écoulés, l’étranger qui arrive aujourd’hui à Constantinople n’a pas de plus vive surprise que d’y voir la vénalité s’étaler avec un sans-gêne qui dépasse tout ce que l’on connaît. Depuis le fonctionnaire de l’ordre le plus élevé jusqu’au simple douanier, il n’est personne dont il ne faille acheter les services ; le bakchis (c’est le pot-de-vin ou le pourboire, selon l’importance de la somme donnée) règne d’une extrémité à l’autre de l’échelle administrative. C’est un impôt levé sur tous ceux qui ont affaire à l’administration, mais un impôt illimité, dont le paiement n’assure pas le succès d’une démarche, quoique l’insuccès soit inévitable si on refuse ou si on néglige de le payer. L’autorité y voit à peine un inconvénient, puisqu’elle ne s’engage pas, et elle y trouve un grand avantage, celui d’assurer à ses fonctionnaires, toujours mal payés, un supplément qui allège le budget. L’opinion même, car il y en a une en Turquie, et sur certains points fort exigeante, ne voit là rien d’odieux ; ce n’est pas, comme il nous paraît à nous, une corruption : c’est un reste de l’ancienne Turquie, mais un reste qui tue la nouvelle. La meilleure affaire industrielle ou financière proposée à la Porte, ne pouvant réussir sans l’administration, épuise en bakchis, avant d’être commencée, tous ses bénéfices éventuels et devient mauvaise. Voilà comment la Turquie ne peut sortir des mains des fripons. C’est un moribond en léthargie, que sa famille, d’accord avec les empiriques, ne songe qu’à dépouiller avant son trépas.

La charte de Gul-Hané est tous les jours invoquée comme le point de départ d’un nouvel ordre, comme l’engagement sur lequel est fondée pour la Turquie toute espérance de rajeunissement. On attend chaque jour avec plus d’impatience qu’Aali et Fuad la réalisent sérieusement. Sans renoncer à son titre de ministre des affaires étrangères, Reschid était venu en 1838 solliciter du cabinet des Tuileries et de celui de Saint-James le concours nécessaire à la Porte pour humilier le vice-roi et réintégrer la Syrie dans l’empire. Il avait reçu des ministres français un si froid accueil qu’il s’était