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toute la matinée, on voit d’abord à qui l’on va parler. Le palais d’Aali est un beau palais, celui de Fuad est splendide ; situé au bord de l’eau, il est entouré de magnifiques jardins qui s’élèvent en terrasse à une hauteur prodigieuse, et du sommet desquels l’œil embrasse les côtes de Roumélie et celles d’Anatolie, la Mer-Noire et la mer de Marmara ; c’est bien de là que Constantinople apparaît, selon l’expression d’Othmah le Victorieux, comme « un diamant enchâssé entre deux émeraudes et deux saphirs. » Ces beaux jardins, qui respirent un luxe d’une nature étrange, mêlé de désordre, laissant voir la disette et la négligence à côté de la profusion, sont toujours ouverts ; on y entre sans demander permission à personne, et le premier venu qui se trouve là vous en fait les honneurs.

Notre voyageur s’y rendit un matin, et, après avoir admiré longtemps, il allait descendre au salon d’attente, lorsqu’il entendit sortir d’un appartement au-dessus du cabinet de Fuad les sons d’un piano, touché sans doute, à en juger d’après la faiblesse du doigté, par une femme ou par un enfant ; il regarda en l’air et n’aperçut rien, si ce n’est une fenêtre masquée par un moucharabis. Le salon regorgeait déjà de visiteurs impatiens de se voir introduits ; mais les physionomies n’étaient pas les mêmes que chez Aali. L’Européen y dominait tout à fait, et l’Européen faiseur d’affaires, à papiers sous le bras, à plans enroulés, en quête de quelques millions, venant proposer invariablement le meilleur chemin de fer, le meilleur canal, le meilleur établissement de crédit, espèce commune à Paris, plus commune à Constantinople, et qui s’empresse volontiers au lever de Fuad-Pacha. Notre voyageur aurait attendu longtemps, s’il n’eût par bonheur rencontré là un Smyrniote de sa connaissance, homme d’esprit et de philosophie, qui venait sur convocation expresse pour conférer avec Fuad, mais qui, voyant le salon. encombré de gens, proposa une excursion à Benjouk-Déré. « Promenons-nous d’abord en caïk, ce sera autant de pris. A Constantinople, il n’y a de beau et de vrai que le Bosphore ; on ne saurait trop y revenir, lui seul ne trompe point. Nous serons de retour dans deux ou trois heures, le pacha sera parti, et demain vous pourrez vous représenter à Kanlidja, si vous ne voulez que visiter les jardins ; mais si vous voulez voir Fuad, c’est autre chose. Vous ne pourrez l’entretenir à votre aise qu’à la Sublime-Porte, surtout si vous prenez la précaution de répandre quelques medjidiés parmi les muets. »

Le lendemain en effet, moyennant ce procédé, toujours nécessaire et toujours efficace, notre Français se trouvait à la Sublime-Porte en présence de son altesse le ministre des affaires étrangères. Fuad est grand et gros, sans distinction d’ailleurs ; il a le teint