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procédés qu’ils pratiquent, le langage qu’ils parlent sont choses presque odieuses ; on dirait des étrangers transplantés en Turquie. Qu’on ne s’y méprenne pas toutefois, la distance entre eux et leurs frères ottomans n’est pas si grande qu’on pourrait le penser, car ils ont deux faces, l’une tournée vers les nations occidentales et qui en prend facilement la physionomie, l’autre tournée vers la Turquie, et c’est la principale. Qu’ils aient été élevés en pleine civilisation, qu’ils s’en soient approprié les principes, qu’ils en aient adopté, avec les manières et les vices, toutes les idées, à peine de retour à Constantinople, ils rentrent dans l’ornière de la Turquie ; en présence d’un civilisé, ils parlent en civilisés, ils pensent toujours en Osmanlis, de sorte que, suspendus entre la civilisation, qu’ils déclarent vouloir implanter chez eux, et le peuple, qui la repousse d’instinct, ils ont toujours une apparence de fausseté. En second lieu, ceux qui possèdent les qualités essentielles de l’homme d’état et peuvent entreprendre une œuvre aussi difficile que de faire accepter par pure nécessité politique au peuple turc une civilisation qu’il méprise et dont il ne sent pas le besoin, ceux-là paraissent être un accident heureux dont rien n’autorise à espérer le retour. Dans les institutions, on n’en voit aucune qui puisse être une école d’esprit politique et permettre au talent réel de se former et de faire ses preuves ; il n’y a que la diplomatie et les bureaux, dans lesquels les vieux erremens se perpétuent. Le génie est rare en tout pays, il est vrai ; mais, chez les nations policées, l’expérience, les lumières, le remplacent et suffisent aux situations ordinaires ; l’administration et l’habitude de s’intéresser aux affaires préparent, jusque sous les régimes les plus hostiles au développement de la vie publique, des recrues à la politique. En Turquie, des esprits ordinaires ne sauraient suffire à une situation qui ne l’est point. Les ambitions n’y manquent pas assurément, et nous les voyons s’agiter, intriguer, solliciter à deux pas de nous ; tout ce mouvement trahit, bien loin de la dissimuler, une incapacité profonde. Moins prévoyans ou moins heureux que Reschid, s’ils disparaissaient en ce moment, Aali et Fuad ne laisseraient point d’héritiers. Et quelle tâche cependant exigerait, plus que celle qu’ils ont entreprise, la suite dans les idées, la continuité dans les efforts, la persévérance dans l’exécution d’un même plan ?

Le temps, voilà ce qu’ils demandent l’un et l’autre avec les mêmes instances, et ce qu’il n’est au pouvoir de personne de leur garantir. La Russie paraît avoir renoncé pour le moment à l’emploi de la force, mais n’en poursuit pas moins par sa diplomatie et ses agens les mines souterraines depuis longtemps ouvertes, toujours inépuisable en assurances de désintéressement absolu, en