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mathématiques et avoir pour couronnement l’étude de l’antiquité classique, patrimoine exceptionnel d’un petit nombre d’esprits. La plaie sociale la plus redoutable, c’est en effet, selon le noble magistrat, la tendance au déclassement des professions modestes, et l’effort principal de l’état doit consister à multiplier le travail des bras pour réduire celui de l’intelligence, en vertu de la salutaire maxime : multorum manibus egent res humanœ, paucorum capita sufficiunt[1]. Neuf pour son temps, l’Essai d’éducation nationale n’émanait pas cependant d’une pensée originale. Les doctrines philosophiques en sont empruntées au Traité des sensations, de Condillac, dont ce livre reflète la stérile clarté, et ses méthodes pédagogiques sont inspirées par l’Emile, de Rousseau, tout récemment paru, et dont le parlement de Paris, qui entretenait sur le grand escalier du Palais une sorte de bûcher en permanence, se disposait à mêler les cendres à celles des livres d’Escobar. Ce qui appartient en propre à l’auteur dans cet écrit, dont la forme est si supérieure au fond, c’est une langue excellente, qui rappelle la manière vive et nerveuse de Montesquieu. Le succès égala celui des Comptes-rendus, et ce livre, émané d’un écrivain religieux, fut pris comme une excellente machine de guerre pour démolir le vieux système d’enseignement des écoles sacerdotales. Sitôt qu’il eut paru, tous les écrivains de l’Encyclopédie adressèrent au procureur-général des félicitations un peu trop emphatiques pour être bien sincères. Le géomètre D’Alembert, à qui les ennemis de La Chalotais s’étaient complu sans aucune sorte de motif et contre toute vraisemblance à attribuer une part dans la rédaction des Comptes-rendus, proclama l’Essai d’éducation un chef-d’œuvre, et Voltaire pria M. de La Chalotais de lui envoyer le plus vite possible à Ferney quelques couples de frères ignorantins, « afin de les atteler à ses charrues. »

Le succès était donc complet, et La Chalotais sut le faire profiter à ses intérêts tout aussi bien qu’à sa renommée. Déjà avancé en âge, son désir le plus vif était de partager le titre et les fonctions de procureur-général avec son fils, auquel il souhaitait de faire assurer la survivance de cette charge. Le comte de Saint-Florentin, chargé des affaires de la Bretagne, avait opposé aux premières démarches de M. de La Chalotais des objections dont celui-ci désespéra longtemps de triompher. Ces objections avaient été inspirées au ministre par le commandant de la province, son ami et son parent, et s’appuyaient, d’après le duc d’Aiguillon, sur l’insuffisance du jeune magistrat pour qui cette faveur était réclamée[2].

  1. Plan d’Éducation nationale, par messire Louis-René de Caradeuc de La Chalotais, p. 30 et suiv.
  2. Journal du duc d’Aiguillon, t. III, p. 24.