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beaucoup. Le XVIIIe siècle ne fut pas l’âge de la pure et tranquille spéculation. Les grands esprits de ce temps n’avaient d’estime que pour les idées utiles, actives et susceptibles de se transformer en faits ; ils renvoyaient les opinions inoffensives dans le vain royaume des nuées. Ils se firent de la philosophie un engin de guerre, entrèrent en campagne contre le vieux monde, et leur mission fut de conquérir à la pensée moderne les institutions, la société, la religion, la morale, la vie, la conscience. Lessing fut le plus pratique des hommes ; les conséquences de ses principes lui étaient plus chères que ses principes eux-mêmes ; sa parole fut une action, sa pensée et sa plume ne se reposent jamais et ne laissent jamais reposer le lecteur. Les rêveries et les extases du poète, les oisivetés contemplatives du métaphysicien lui furent également étrangères. C’est l’avocat d’une grande cause ; toujours il plaide, il requiert ; ses théories sont des moyens, et ses moyens ne sont pas toujours irréprochables ; il descend trop souvent à des arguties, à des artifices de raisonnement, quelquefois même à des sophismes ou à des injustices volontaires. C’est la bourre de ses écrits, c’est la tare de son éloquence. Cet homme si profondément honnête, qui était incapable d’intriguer pour lui, a recouru plus d’une fois à des manœuvres pour assurer le triomphe de ses idées. Sincère jusqu’à la candeur tant qu’il n’y allait que de ses intérêts, il devenait un habile, un politique au service de la vérité. Jamais il n’a menti, il a souvent rusé. Pour écarter l’ennemi de sa bauge, le vieux sanglier confondait ses traces, mettait la meute en défaut ; malheur aux chiens isolés et trop chauds à la poursuite ! il les éventrait d’un coup de boutoir. Qui pourrait condamner les ruses de guerre de Lessing ? Il avait affaire à forte partie, et l’œuvre qu’il accomplit fut grande. L’Allemagne de son temps se mourait ; asservie en esclave à de petites cours grossièrement corrompues, à de sombres universités, vraies cavernes de grimauds, à des consistoires tout encroûtés d’intolérante orthodoxie, du nord au midi de vieilles doctrines littéraires et théologiques y pourrissaient sur place ; elle sentait le chanci, le relent, le tombeau. Lessing répandit à flots dans cette moisissure l’air, la lumière et comme une sève de printemps. Il dit à la moribonde : Prends ton grabat, et marche. Elle marcha. « Il faut être un jeune homme, s’écrie Goethe dans ses mémoires, pour se représenter l’impression que produisit sur nous le Laocoon de Lessing. Cet ouvrage nous arrachait à un monde de sombres et mesquines imaginations, pour nous transporter dans les vastes champs libres de la pensée… Toutes les conséquences de l’admirable idée que Lessing se faisait de l’art apparurent à nos yeux comme à la faveur d’un éclair. La vieille