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critique avec son appareil d’instructions et de censures fut rejetée par nous comme un vêtement fripé. Il nous semblait que nous fussions rachetés de tout mal, et nous regardions en pitié les grandeurs mêmes du XVIe siècle, dont la peinture et la poésie représentaient la vie sous les traits d’un fou coiffé de sa marotte, la mort sous la forme repoussante d’un squelette qui fait claqueter ses os, et les maux nécessaires et contingens de ce monde sous l’image du diable et de sa grimace. »

De tous les grands esprits du XVIIIe siècle, Lessing est peut-être celui qui aima le plus la liberté pour elle-même et pour les joies intérieures qu’elle procure. Voltaire fut un dominateur, Jean-Jacques un mécontent ; Lessing fut une intelligence émancipée que sa victoire transportait et qui s’efforçait de propager sa fièvre et son bonheur. La liberté fut l’âme de tous ses ouvrages ; on citerait difficilement une ligne de lui qui ne vise quelque servitude. En littérature, il voulut affranchir son pays de l’imitation servile de l’étranger et du joug des conventions. Dans son Laocoon, il fonda l’indépendance raisonnée des arts, marquant à chacun sa sphère et les dérobant tous aux ingérences déplacées d’une morale mystique ou bourgeoise. En politique, il voulut que charbonnier fût maître chez lui, et il fit un devoir à l’individu de ne plus sacrifier ses droits, sa dignité, son bonheur, aux revendications injustes de ce grand être abstrait qu’on appelle l’état. Philosophe, il dénonça la tyrannie du dogme et du livre ; élargir Dieu fut sa devise. Moraliste, il fit la guerre à l’ascétisme et à l’eudémonisme chrétiens, il proclama que la conscience ne relève que d’elle-même, qu’elle se passe de toute sanction pénale ou rémunératoire décrétée dans les éternels conseils, qu’elle ne doit plus chercher sa loi dans je ne sais quel ukase divin, qu’elle seule est son juge, et qu’il est bien temps qu’elle sorte de page. « Lessing, a dit avec justesse un critique, M. Dilthey, fut le premier Allemand majeur ; » mais il ne lui suffisait pas de s’être émancipé. Il estimait que l’espèce humaine était habile, comme lui, à gérer librement ses biens et à former tous les contrats qu’autorise la loi naturelle ; il la poussait à revendiquer sa majorité, et en son nom il intenta une action contre ses tuteurs, les obligeant à lui rendre leurs comptes et les convainquant de prévarication.

Pour tous les ennemis de la liberté, et ils s’appelaient légion, la mort de Lessing fut une délivrance. Le duc de Brunswick, soit crainte, soit insouciance, ne dressa aucun monument sur sa tombe. Les comédiens seuls, sentant la perte que venaient de faire la poésie et le théâtre, lui payèrent un tribut d’hommages ; leur pieuse amitié brava les foudres ecclésiastiques, et presque toutes les troupes