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révèle ce qu’a su voir Phidias, il nous révèle ce qu’a senti Mozart.

Si l’auteur du Laocoon a voulu imposer à la peinture de trop étroites observances, en revanche la poésie ne saurait trop le remercier des immunités qu’il lui a reconnues. Il lui donne les pouvoirs les plus larges, il l’affranchit des servitudes dont la grevaient les pédans ; il lui dit ce que saint Paul disait aux Corinthiens : « use de tout, mais ne sois esclave de rien. » La poésie est, selon lui, le plus libre de tous les arts ; elle peut butiner partout, le monde entier relève de son empire ; le bourgeois, le grotesque, le burlesque, le difforme, Sancho, Thersite et Xanthias, tout lui est bon : il n’est rien dont elle ne puisse tirer parti. Loin d’elle toute pruderie et tous les vains scrupules ! tout est pur aux purs, et toute prose est poésie pour le vrai poète. Quand il évoque devant nous la laideur, qu’il la rende ou comique ou terrible, l’art sera satisfait. La poésie est comme la musique ; les dissonances lui sont permises parce qu’elle les peut préparer et sauver. Seulement qu’elle se garde de vouloir dérober à la peinture ses pinceaux et sa palette ! C’est la seule restriction que mette Lessing à ses libertés. Il vivait dans le siècle de la poésie descriptive. Les Thompson, les Saint-Lambert, les Kleist, les Haller, les Gessner étaient les chefs de file que suivaient cent barbouilleurs, et déjà Delille pointait. Depuis le perroquet jusqu’à la tendresse maternelle, que ne décrivait-on pas ! Lessing haïssait la poésie descriptive à l’égal de l’allégorie. Ses préceptes touchant la description peuvent se résumer ainsi : « Que les poètes s’en tiennent aux grands traits ; le détail nous rebute et nous brouille. Accumuler adjectif sur adjectif et couleur sur couleur, c’est prouver son indigence, et qu’on n’a pas trouvé le mot qui aurait tout dit. Haller nous dépeint la gentiane en vingt vers, et nous ne la voyons pas. Homère s’est contenté de nous dire qu’Achille était blond, et qui ne voit Achille ? C’est qu’Homère a su faire agir et parler cet homme blond. L’action est l’âme de la poésie. Poètes, que dans vos vers tout soit action, mouvement et vie ! La poésie lyrique est soumise à cette loi comme le drame. Qu’elle nous raconte le cœur humain ! La poésie est une eau courante ; dès qu’elle s’arrête, elle croupit. Le vrai poète lyrique est celui qui met l’image au service de la sensation. » La Cloche de Schiller, les Élégies romaines de Goethe, le Lac, la Tristesse d’Olympio, les Nuits, ces divins sanglots, tous les chefs-d’œuvre du lyrisme moderne ont donné raison à Lessing.