Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/1029

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rudes et les plus répugnans. Mariée à douze ans, grand’mère à vingt-cinq, elle est vieille de bonne heure. Ajoutons que la polygamie n’est pas interdite ; cependant elle n’est plus guère pratiquée que par les gens du commun, et les motifs en sont parfois bizarres. En certains districts, les cérémonies du mariage n’ont lieu qu’une fois tous les douze ans. Alors les gens prudens prennent une femme d’avance, par crainte de perdre celle qu’ils ont déjà et de se trouver veufs trop longtemps. Enfin nous aurons énuméré toutes les misères que les mœurs imposent aux femmes en rappelant que les veuves ne peuvent se remarier, et qu’elles n’ont d’autre ressource que la mendicité ou l’inconduite.

Il ne peut être encore question de changer tout cela dans la masse du peuple. Seulement les Hindous riches et intelligens, que les affaires publiques ou les opérations commerciales rapprochent des Anglais, sentent où le joug théocratique les blesse, et voudraient bien s’affranchir d’inutiles obligations religieuses. Ils réclament quelquefois le concours de l’autorité, par exemple pour l’extinction de la polygamie ; mais le gouvernement a la sagesse de compter plus sur l’effet du temps que sur les prescriptions légales, il s’abstient autant que possible d’intervenir en ce qui touche les mœurs et la religion. Si le brahmanisme perd chaque jour quelque chose de son prestige et de son ancienne rigueur, ce n’est pas la religion chrétienne qui en profite. D’abord le seul fait d’être la religion d’un peuple étranger détourne les Hindous de s’y convertir. Outre qu’un changement de croyance implique partout une certaine mésestime, il est à remarquer que la plupart des néophytes chrétiens appartiennent aux castes impures, et que les hommes de plus haute extraction croiraient-déroger en se mettant à leur niveau. Au fond, la vérité est qu’ils ne sont guère disposés à accueillir une nouvelle révélation dès qu’ils cessent d’ajouter foi à leurs anciens livres sacrés. Ils en arrivent alors à une sorte de déisme tolérant qui conserve de la vieille doctrine des Védas tout ce qui n’est pas évidemment absurde ou contraire aux principes de la morale.

Il faut convenir qu’il y a dans le brahmanisme des idées bien contraires aux progrès de la civilisation. En veut-on un exemple ? L’activité corporelle est avilissante, le repos est un signe de noblesse. On conçoit que la chaleur énervante du climat contribue à rendre le travail manuel plus pénible qu’ailleurs ; mais nulle part peut-être la paresse de corps n’a si bien été érigée en principe. Marcher deux heures durant est œuvre de coulie ; un homme qui se respecte ne doit pas se livrer à un travail si servile. Les exercices musculaires sont dédaignés, même ceux que nous autres Européens considérons comme une distraction. Cette règle immuable ne fléchit pas lorsqu’il s’agit d’un grave intérêt public. Le terrible cyclone de 1864 a produit, comme on sait, des effets désastreux dans les plaines du Bengale ; les maisons furent renversées, les arbres abattus en travers des cours d’eau en arrêtèrent l’écoulement, et les