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tombés en désuétude ou détournés de leur sens primitif, sont vraiment inintelligibles! combien ne portent plus cette empreinte de latinité encore fraîche et vivante qui autorisait ces tours étranges, ces suppressions d’articles devant les noms, ces inversions hardies qui nous déroutent aujourd’hui! Tout lettré que vous puissiez être, si la paléographie ne vous est pas familière, vous lirez de Joinville deux ou trois pages tout au plus, à force d’attention, phrase par phrase, devinant plutôt que lisant; mais la fatigue interrompra bientôt cet exercice, et le livre vous tombera des mains. Ainsi ce trésor, cette perle, ce monument exquis n’appartient, à vrai dire, qu’au domaine de l’érudition, et le public, même aujourd’hui, avide comme il l’est de ces sortes de confidences, de ces véridiques témoignages, ne le connaît encore que par ouï-dire.

Nos érudits pourtant se sont toujours prêtés de bonne grâce à faire cesser cet interdit. Ne parlons pas des premiers éditeurs, ils n’ont que trop cherché à rendre intelligible le texte de Joinville. Le premier de tous, de Rieux, a commis en 1547 ce méfait de rajeunir et d’altérer de fond en comble le manuscrit qu’il possédait; il faut en dire autant de Claude Ménard, publiant en 1617 un autre manuscrit, et Ducange lui-même, en 1668, n’ayant pu découvrir les monumens originaux dont avaient si mal usé ses deux prédécesseurs, fut réduit, lui aussi, à ne donner qu’un texte de fantaisie, tout en l’enrichissant d’un cortège d’observations et de dissertations vraiment savantes et du meilleur aloi. C’est seulement vers le milieu du dernier siècle que fut découverte et acquise par la Bibliothèque du roi la version qui jusqu’à ces derniers temps avait passé pour le texte même, pour le manuscrit original de Joinville, et aussitôt une édition entreprise par Melot et Sallier, puis interrompue à leur mort et terminée par Capperonier, fut mise au jour en 1761. Des notes marginales donnaient sur les mots obscurs d’amples éclaircissemens; mais sans compter que ce n’est jamais le mot vraiment obscur, celui dont le sens nous échappe, que ces sortes de commentaires signalent de préférence, la gêne est encore grande de promener ainsi les yeux vingt fois par phrase du texte aux notes et des notes au texte. Cette gêne, les savans l’acceptent volontiers, les amateurs ne sauraient s’y astreindre. Ce n’était donc pas, comme on le crut d’abord, la grandeur du format qui avait effrayé les lecteurs. Le format fut réduit, et les lecteurs ne vinrent point. Pas plus l’in-douze que l’in-folio ne fit cesser l’indifférence. Ce qu’il fallait au public, ce n’était pas que le livre fut portatif plus ou moins, c’était d’en pouvoir faire couramment la lecture.

Or si les notes marginales sont d’un secours insuffisant, que faire? Il n’y a plus qu’un moyen de mettre Joinville à la portée de tous, c’est de traduire son œuvre comme s’il l’avait écrite dans une