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langue étrangère, et de l’interpréter en un français que tout le monde entendra. Ce moyen paraît simple, mais qui oserait le conseiller? Vis-à-vis d’un auteur étranger, la traduction a son excuse, c’est un pis aller nécessaire. Il n’est question d’emprunter, on ne cherche à s’approprier que des pensées, pas autre chose : la forme qui les revêt devant nécessairement périr en passant d’une langue dans l’autre, on ne fait à l’œuvre aucun tort en l’habillant à notre mode; que les pensées soient clairement rendues, il n’y a rien de plus à prétendre, tandis qu’ici c’est la forme elle-même qu’il importe de conserver; cette forme est française, elle n’est obscure qu’à moitié, et la moitié qu’on peut comprendre a de tels agrémens, un tel charme, qu’on ne doit à aucun prix en faire le sacrifice. Or votre traduction n’en conservera rien. Vous voulez qu’elle soit française dans la moderne acception du mot, dès lors elle sera correcte, conforme aux règles qu’on observe aujourd’hui. Ces phrases si naïves dans leur aimable gaucherie, elle les redressera, les mettra, comme on dit, sur leurs pieds. L’ordre, la construction, l’orthographe des mots, tout forcément va disparaître. C’est un texte nouveau que vous allez créer, ou, pour mieux dire, un texte travesti, une profanation, une vraie barbarie : d’où il suit que Joinville n’est pas seulement inaccessible aux gens du monde, mais que de plus il est intraduisible.

Ne pourrait-on tenter en sa faveur une sorte de compromis? abandonner toute traduction proprement dite, toute translation correcte et homogène, se borner au strict nécessaire, et rendre seulement ce texte intelligible sans en détruire le vénérable aspect, n’en changeant que le moins possible la forme et la couleur? On ne rajeunirait que certains mots, les mots tout à fait surannés et tombés en oubli, ceux dont le sens a complètement changé; on ne modifierait que les constructions par trop embarrassantes et les inversions vraiment inacceptables. A cela près, tout serait conservé. Ce travail exigerait sans doute quelque patience, quelque résignation, sans compter le savoir le plus rare, une main délicate, une dose peu commune de tact et de discernement. L’idée n’est pas nouvelle; ce qui serait nouveau, ce serait d’en tirer parti. Plusieurs l’ont essayé : ainsi M. Génin, voulant avec raison que le public put lire la Chanson de Roland et s’associer au très juste enthousiasme que lui inspirait un tel chef-d’œuvre, avait pensé que ce français encore plus vieux que celui de Joinville ne pouvait être interprété sans de choquantes disparates par le français de nos jours : seulement, en cherchant un idiome intermédiaire, il voulut faire œuvre d’érudit et traduire les vers de Théroulde comme l’eût fait Amyot ou quelque autre écrivain même encore moins moderne, c’est-à-dire n’employer que des mots et des phrases dont on aurait usé au