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route que tout son monde l’eût rallié. Ce retard lui coûtait : il eût voulu reprendre aussitôt la mer et marcher droit à son but, mais ses barons s’y opposèrent. Les mauvais vents commençaient à régner, il fallait accepter l’hivernage, et ce ne fut qu’au printemps de 1249, aux approches de la Pentecôte, qu’on mit enfin à la voile.

Pendant ce long séjour en Chypre, l’armée n’avait manqué de rien, grâce à la prévoyante sollicitude du roi, qui ne cessait depuis deux ans de faire acheter dans l’île des vins et des grains en telle quantité qu’il y en avait sur le rivage des amas prodigieux; mais au milieu de cette abondance certains croisés commençaient à gémir d’une inaction prolongée qui épuisait sans profit leurs ressources. Joinville était du nombre : il avait dans sa jeune ardeur pris une charge trop lourde et s’était engagé au-delà de ses forces, car il n’avait alors que la moitié du revenu de ses terres, sa mère vivant encore et jouissant de l’autre moitié. Ses prévisions d’ailleurs avaient été de beaucoup dépassées, si bien que, son vaisseau payé, il ne lui restait plus à son entrée dans l’île que deux cent quarante livres tournois. Ses chevaliers en avaient pris l’éveil, et commençaient à lui dire sans façon qu’il cessât de compter sur eux, s’il ne se pourvoyait pas de deniers. Le roi fut averti des embarras du sénéchal, il l’envoya chercher, le fit venir à Nicosie, la capitale de l’île, où il était établi avec la reine Marguerite, qui, comme tant d’autres jeunes femmes de croisés, avait bravé la mer pour suivre son époux. « Dieu, qui jamais ne me faillit, dit Joinville, me pourvut en telle manière que le roi me retint à ses gages et me mit huit cents livres dans mes coffres, et alors j’eus plus de deniers qu’il ne m’en fallait. » En d’autres termes, le roi avait constitué au profit de Joinville une rente perpétuelle à titre de fief et à charge d’homme lige. C’est là ce qu’on entendait par ces mots : retenir à ses gages. C’était un des moyens dont la royauté féodale avait le droit d’user pour étendre le cercle de sa suzeraineté. De ce moment Joinville, par son acceptation, était vassal de la couronne; un lien indissoluble l’attachait à la personne du roi, il devenait son homme. Jamais libéralité fut-elle plus opportune et mieux placée? De ce jour évidemment dut naître chez Joinville une autre sorte de vasselage plus précieux et plus rare, ce culte reconnaissant envers son bienfaiteur, cette fidélité sincère et clairvoyante qui ne devait s’éteindre qu’avec sa vie.

Ce ne fut pourtant pas dès les premiers momens et aussitôt après cet entretien de Nicosie que le nouveau vassal fut admis aux honneurs de la royale intimité. La confiance et l’affection se développèrent chez le roi à mesure qu’il put mieux connaître ce; mâle et simple courage, ne marchandant jamais avec aucun devoir, si périlleux qu’il fût, cet esprit prompt et alerte/piquant parfois, tou-