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un document utile sans lequel ou connaîtrait à peine la vraie personne de saint Louis; mais de plus, aux yeux de la critique, elle est d’un prix inestimable aussi bien par sa date, par sa valeur archéologique, que par sa valeur propre, comme jet spontané d’un esprit qui s’ignore, d’un écrivain sans art, habile à force de naturel et d’autant plus piquant qu’il est plus négligé.


II.

Il faut pourtant tout dire : cette histoire, quel qu’en soit le charme, ne suffit pas tout à fait à sa tâche; elle est vivante, mais dans un cadre circonscrit. Joinville, à proprement parler, n’est pas l’historien du règne de saint Louis; il n’en a pris qu’un épisode, le plus grand, il est vrai. C’est la descente et le séjour en Égypte, les prouesses de ses frères d’armes, les travaux, les misères, les désastres de l’expédition, les horreurs de la captivité, les péripéties du rachat, et par-dessus tout l’héroïsme et la magnanimité du roi qu’il s’est attaché à décrire et qu’il a peint d’après nature. Ces pages-là sont complètes; vous n’avez rien à y souhaiter. Rien ne manque non plus à ces précieuses confidences, où nous sont révélés les sentimens, les habitudes, les paroles même du roi; mais vous contentez-vous de ces scènes intimes et de ce grand drame sous le ciel égyptien? Avant et après la croisade, avant et après Damiette et Saint-Jean-d’Acre, n’y a-t-il pas tout un règne dont les événemens, la conduite, les résultats, éveillent votre curiosité? N’y a-t-il pas des règlemens, des lois, tout un ensemble d’institutions qu’il vous importe de connaître, puisque des millions d’hommes en ce pays en ont ressenti les bienfaits? Joinville indique bien d’une façon sommaire et les principaux faits du règne et les points essentiels de ces institutions, mais sans ordre chronologique et sans clarté suffisante. Comme il ne sait vraiment parler des choses que quand il les a vues, il y a pour lui dans ce règne deux lacunes forcées, le commencement et la fin. Ni les glorieux débuts du prince ni la touchante mort du chrétien ne l’ont eu pour témoin, et plus il est dans ses récits fécond et attachant, plus ses lacunes semblent vides, plus on aspire à les combler.

Ce qui résulte donc de la lecture de Joinville, c’est un très vif désir de savoir ce qu’il ne dit pas, de compléter son œuvre. Heureusement il n’est pas le seul dans le XIIIe siècle qui ait parlé des choses de son temps. Le bénédictin Guillaume de Nangis, le moine anglais Mathieu Paris, le moine de Cîteaux Albéric des Trois-Fontaines, le chroniqueur belge Philippe Mouskès, les chroniqueurs arabes Aboul-Mahassen et Gemal-Eddin, bien d’autres encore ont raconté, chacun à sa manière, dans un esprit et à des points de vue