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tout à fait différens les faits du règne de saint Louis. Ces témoignages, pris à part, sont tous insuffisans; mis en regard les uns des autres, ils se complètent, ils sont la véritable histoire du règne, et, ce qui n’en est pas la moindre gloire, tous, amis et ennemis, Français, Anglais ou musulmans, parlent en mêmes termes du saint roi, avec le même accent de respect et d’admiration.

Mais ici nous tombons dans le même embarras qui nous menaçait tout à l’heure, lorsqu’il était question de faire lire à notre public Joinville dans l’original. Comment demander aux gens du monde, même aux esprits studieux et lettrés, de s’attaquer à tous ces chroniqueurs, de les lire et, qui plus est, de les collationner, d’en comparer, d’en relever les différences et d’en tirer des vues d’ensemble ? Si ceux-là seuls ont chance de connaître en entier le règne de saint Louis qui par eux-mêmes se livreront à ce genre d’exercice, résignons-nous, ils seront peu nombreux et réduits tout au plus aux érudits de profession; mais non, le bonheur veut que tant d’effort et d’étude ne soit pas nécessaire, le travail est tout fait, et fait de main de maître. Un des hommes à qui l’érudition française du XVIIe siècle doit le plus de reconnaissance, l’auteur de deux histoires critiques, en grande et juste estime, l’Histoire des empereurs et l’Histoire ecclésiastique des six premiers siècles de l’église, Lenain de Tillemont, s’était épris du règne de saint Louis. Pour se préparer à en écrire l’histoire, il avait procédé, comme il savait le faire, au dépouillement complet, à l’examen comparatif et raisonné de tous les chroniqueurs contemporains. Cet immense travail, en partie perdu aujourd’hui, se résumait en six volumes, restés près de deux siècles en manuscrit et mis au jour, voilà vingt ans, par le choix judicieux de la Société de l’histoire de France. C’est un de ces services que, sans bruit et modestement, cette association a le secret de rendre aux sérieuses et nobles études qu’elle patronne. En imprimant ces six volumes, elle a donné un vrai modèle, un chef-d’œuvre en son genre, l’exemple le plus précoce de cette façon vraiment critique d’écrire l’histoire, qui ne puise qu’aux sources, n’accepte que les récits franchement originaux, rejette toute entremise de l’imagination et s’abstient de toute parure. On ne peut pas pousser la conscience érudite plus loin que ne l’a fait l’auteur de ces six volumes; mais, il faut bien le dire, l’érudition si sévèrement comprise et mise en œuvre, l’érudition du XVIIe siècle, est un genre d’aliment presque aussi mal approprié aux esprits d’aujourd’hui que les documens originaux des chroniqueurs eux-mêmes. Cette investigation, qui veut tout éclaircir et qui s’oublie quelquefois en chemin par amour de l’éclaircissement, n’est pas un guide toujours commode. Puis les chapitres dans cette histoire sont bien multipliés et tournent souvent en dissertations; souvent aussi