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était presque impopulaire et sans retentissement. Et l’Académie, en personne clairvoyante et discrète, n’a pas été non plus insensible peut-être à la séduction de cet esprit qui sait se contenir et même rester ou redevenir modéré jusque dans ses mouvemens les plus impétueux.

M. Jules Favre passe pour un tribun, il l’a été peut-être quelquefois dans sa vie ; il l’est encore par certains côtés de son talent, par tous les dons d’improvisation véhémente, par les saillies passionnées et audacieuses d’une parole qui ne se défend pas toujours de l’âpreté dans l’attaque. Au fond, ce n’est pas une nature de tribun dans la libre et populaire acception du mot. Dans cet improvisateur du barreau et des assemblées, il y a un lettré qui surveille l’avocat et encore plus l’orateur politique. M. Jules Favre, depuis quelque temps surtout, a visiblement de plus en plus la préoccupation de la forme ; il a le goût et le respect de la culture intellectuelle. Orateur de la démocratie, s’inspirant de ses idées et même de ses passions, selon le mot de M. de Rémusat, « il ne consent pas à les satisfaire sans les ennoblir, » sans leur proposer un idéal de vérité, de droiture et de justice qu’il nourrit en lui-même. Il ne sépare pas la démocratie du spiritualisme. C’est ce qui l’a rendu possible à l’Académie. Ce que M. Jules Favre est habituellement dans son éloquence, il l’a été l’autre jour, abondant et substantiel dans ses développemens, nerveux et coloré, procédant quelquefois par à peu près, comme beaucoup d’improvisateurs qui improvisent encore même quand ils soignent le plus ce qu’ils font. Est-ce bien M. Cousin qui revit dans son discours ? avait-il réellement cette onction, ce geste sobre et contenu ? M. Jules Favre ne connaissait peut-être pas assez ou il ne connaissait que par ses œuvres cet homme d’un esprit supérieur et charmant, d’une intelligence si lucide, d’une imagination si vive, qui en était venu à aimer le xviie siècle comme une maîtresse, passionnément, — son époque comme une femme légitime, raisonnablement, et la philosophie comme son affaire personnelle, comme son domaine propre et inaliénable ; mais ce que M. Jules Favre a peint merveilleusement, avec l’émotion d’un souvenir, c’est l’influence que M. Cousin a eue à un certain moment sur la génération qui grandissait autour de lui. Les idées et le système du philosophe passent, l’homme reste avec le prestige de l’action qu’il a exercée un jour et qu’il méritait d’exercer, parce que ce n’était pas seulement un professeur éloquent ; c’était « le champion de la vérité, qu’une administration pusillanime avait essayé d’étouffer, » le défenseur de la dignité de l’esprit, de la liberté philosophique, cette sœur inséparable de la liberté politique. De ces temps fabuleux que dépeint M. Jules Favre, que reste-t-il en vérité ? M. Cousin s’en est allé ; M. Jules Favre, qui écoutait jadis le professeur enthousiaste « avec une foi respectueuse et naïve, » le remplace à l’Académie ; bien d’autres ont oublié les émotions de leur adolescence pour traiter l’indépendance de la pensée en ennemie publique. Où est l’homme aujourd’hui capable de