Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/350

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

duquel j’étais tombé ne se rendait pas lui-même un compte bien exact des mobiles qui le portaient à m’épargner. Bref, sans prêter attention à mes réclamations incohérentes autrement que pour me prier de me taire, on procéda au tirage. Jamais je n’oublierai les affreux détails de cette scène, l’odeur fétide qui s’exhalait du sol de ce hangar, tout récemment occupé par des bestiaux, les ternes rayons qui nous laissaient entrevoir la charpente noire du toit surbaissé, les canons de fusil çà et là brillant parmi les ténèbres, les tas de paille, les monceaux de foin rougis et détrempés de notre sang, le groupe des officiers fédéraux debout près de l’entrée, les physionomies fatiguées, mais énergiques, des prisonniers sudistes; — au milieu d’eux, la tête blonde, la taille svelte et vraiment élégante de leur capitaine anglais, qui se tenait un peu en avant du reste de sa petite troupe, comme pour garder son rang et appeler sur lui les coups du sort.

A mesure que chacun de nos gens tirait son billet, un soldat fédéral le lui prenait des mains, l’ouvrait, et proclamait à voix haute l’arrêt du hasard. Il n’y avait chez eux ni retard ni hésitation. Chacun prenait son tour, même les plus épuisés, même ceux qui semblaient agoniser, du même pas calme et résolu avec lequel ils eussent défilé pour aller recevoir des mains de Lee ou de Long-street le fameux drapeau des stars and bars. Pas un ne mit une seconde de délai à plonger la main dans l’espèce d’urne où elle allait peut-être chercher une sentence de mort.

Deadly Dash fut appelé le premier. Son attitude était celle de l’indifférence la plus sincère, la plus naturelle, sans ombre de forfanterie. Son billet portait le mot échange, et quand brilla ainsi à ses yeux l’espoir d’une délivrance immédiate, un rayon de joie vint animer son regard; mais ce rayon s’éteignit à l’instant même. Trois autres suivirent, qui tous se trouvèrent dévolus à l’emprisonnement. Le cinquième appelé fut Stuart Lane. Si poignantes qu’eussent été ses angoisses, il n’en laissait rien percer pour le moment. La tête haute, le regard assuré, il s’avança de ce pas large et ferme qui est particulier aux gens de cheval, — vrai royaliste en face des Têtes-Rondes, — dédaigneux, muet, bien décidé à ne pas fléchir. Sans que la main lui tremblât le moins du monde, il prit son billet et le remit au soldat chargé d’en déclarer le contenu. Un seul mot sortit des lèvres de cet homme, — un mot qui me fit l’effet d’une balle sifflant à travers les ténèbres : — mort!

Le prisonnier inclina légèrement le front comme pour dire : Je m’y attendais; puis il recula de trois pas et reprit sa place dans les rangs, toujours sans le moindre signe de faiblesse. Son capitaine ne lui jeta qu’un regard, un regard d’impitoyable triomphe, de