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sympathie et l’amour sont des liens, une multitude de consciences peuvent vibrer à l’unisson, comme il arrive dans l’enthousiasme et dans l’énergie des passions populaires; enfin il y a entre tous les hommes un lien intime et secret, une essence commune, et, comme on l’a dit, une solidarité qu’il ne faut pas oublier; mais, si intime que soit ce lien, il ne va pas, il ne peut aller jusqu’à effacer la limite qui sépare radicalement les esprits, à savoir ce caractère essentiel d’être présent à soi-même, ce qui implique que l’on ne peut être en autrui comme l’on est en soi.

La pluralité des consciences a donc pour corollaire la discontinuité des consciences : d’où je tire cette conséquence, c’est que, dans l’hypothèse d’une unité primitive, homogène, sans division et absolument continue, la pluralité des consciences est impossible. Cette grande unité, en lui supposant un moi, n’en aurait qu’un seul, et ne se démembrerait pas en consciences diverses et séparées. Supposez l’être infini, un et homogène, supposez-le affecté de phénomènes multiples, supposez enfin qu’il ait conscience de lui-même, je le répète, il y aura en lui une seule conscience, une conscience totale et unique, mais non une pluralité de consciences fermées les unes aux autres, comme le sont les consciences humaines : d’où je conclus qu’entre l’unité primitive, s’il y a une telle unité, et la multitude infinie des phénomènes il doit y avoir des principes d’unité distincts, des points de conscience. Je ne les appellerai pas des substances, puisque la chose en soi m’est inconnue et que le mot substance en dit peut-être trop pour ce mode d’existence qui tient encore tant au phénomène; peut-être enfin l’être est-il substantiellement indivisible. Cependant il doit y avoir au moins des forces individuelles qui à leur base échappent à nos regards, mais qui se manifestent à elles-mêmes leur unité dans le fait de conscience. Ces unités de conscience ne peuvent d’ailleurs s’entendre comme des concentrations successives de la pluralité phénoménale extérieure, car ce serait revenir à l’hypothèse déjà réfutée.

Nous conclurons donc par les deux propositions suivantes : 1° une pluralité quelconque (atomes, forces, phénomènes) ne peut être le principe d’une unité consciente, ce qui se connaît soi-même ne sera jamais une résultante; 2° la pluralité des consciences ne peut s’expliquer dans l’hypothèse d’une unité uniforme et continue sans qu’il y ait quelque intermédiaire entre l’unité primitive et les consciences discontinues. En d’autres termes, la pluralité absolue n’explique point l’unité du moi, — l’unité absolue n’explique pas la pluralité des moi. Entre le matérialisme, qui réduit tout à la pluralité, et le panthéisme, qui réduit tout à l’unité, se place le spi-