Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/392

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Germanie et pousse jusqu’à l’Océan avec Cæcina, vieux général blanchi sous le harnais, qui a initié successivement à l’art de la guerre tous les jeunes césars, le bruit se répand que Germanicus et Cæcina sont défaits, que leurs ossemens blanchiront à côté de ceux de Varus, que les Germains s’avancent et vont surprendre Cologne : les Romains qui gardent la ville veulent couper le pont jeté sur le Rhin. Alors Agrippine, avec un sang-froid viril et un courage supérieur à celui des hommes, se plaçant à la tête du pont, empêche d’accomplir un acte aussi funeste. Plus tard, elle recueille les blessés à mesure qu’ils arrivent, les soigne, leur distribue des vivres et des vêtemens. Lorsque enfin les légions reviennent victorieuses, elle leur adresse des éloges, des allocutions même, comme un général d’armée. Elle avait donc bien gagné le titre de mère des camps que lui avaient décerné les soldats, et qui indignait Tibère. « Quoi! disait-il, une femme habite au milieu de mes soldats, recherche la popularité en habillant son fils comme un simple légionnaire, harangue, agit, apaise les séditions et a plus de pouvoir que mes propres lieutenans! » Ces plaintes étaient fondées : les mœurs militaires de l’ancienne Rome n’auraient point supporté l’influence d’une femme; mais la discipline s’était relâchée sur les frontières, et tout semblait permis au sang d’Auguste.

Tibère avait tort cependant de s’acharner contre Agrippine : c’était à elle peut-être qu’il devait de garder l’empire. Je n’en puis alléguer aucune preuve; mais je suis convaincu que c’est elle qui a soutenu Germanicus contre les suggestions de ses amis et l’entraînement des soldats qui voulaient le proclamer empereur, que c’est elle qui l’a empêché de marcher sur Rome, de réaliser les promesses de son père Drusus et de remettre en vigueur la constitution violée, sinon détruite, que c’est elle qui l’a forcé de rester fidèle au testament d’Auguste, de respecter la volonté du fondateur de la dynastie, son aïeul, et d’attendre le pouvoir, régulier plutôt que légal, que lui semblait promettre l’adoption de Tibère. L’ambition et les qualités mêmes d’Agrippine, aussi bien que la faiblesse et les qualités de Germanicus, me font présenter cette hypothèse comme une certitude.

Les années qui s’écoulèrent sur les bords du Rhin furent, pour ce couple qui avait manqué à la fortune, des années de liberté, de puissance, de bonheur : Agrippine n’en comptera plus de semblables dans sa vie. Loin de Rome, loin de leurs ennemis, adorés des armées, obéis des Gaulois avec zèle, redoutés des Germains, qui ouvraient un vaste champ à leur activité, on peut dire qu’ils se trouvaient posséder un empire dans l’empire. Tibère ne le souffrit plus dès qu’il se sentit affermi. Il les rappela, et la lutte commença,