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(il est vrai que Tibère s’y opposa), l’érection d’un arc de triomphe; à ceci Tibère ne s’opposa point, mais quand l’arc fut achevé, il se le dédia à lui-même. Enfin depuis la mort d’Alexandre l’univers n’avait pas encore donné le spectacle d’une aussi éclatante douleur. La victoire était d’autant plus complète que Livie et Tibère se tenaient cachés, invisibles dans le secret de leur palais. Pendant les cérémonies funèbres, qui durèrent plusieurs jours, ils ne donnèrent point signe de vie; mais ils entendaient monter du Forum jusqu’au Palatin les cris de la multitude, qui ne cessait de proclamer Agrippine « l’honneur de la patrie, l’unique reste du sang d’Auguste, le seul modèle de l’antique vertu, » et qui adressait au ciel des vœux ainsi conçus : « Que les dieux protègent les enfans d’Agrippine! Puissent-ils survivre aux méchans! » Les méchans, Tibère et Livie ne demandaient point qu’on les désignât avec plus de précision. Le triomphe paraissait donc à la fois exalter la mémoire de Germanicus et accroître l’influence d’Agrippine : rien n’était plus propre à enivrer une femme naturellement orgueilleuse qui se sentait soutenue par l’amour de tout un peuple, par l’attachement d’un parti, et poussée au premier rang comme l’adversaire de Tibère. Sa personne et sa vertu lui ralliaient aussi les sympathies des esprits plus fiers, qui auraient voulu s’affranchir hardiment et abolir l’empire; mais elle ne les avait point trompés par de belles promesses ou par ces affectations de libéralisme que le succès fait disparaître. Elle ne pouvait leur plaire qu’en leur offrant un avenir plus doux et des maîtres plus honnêtes; elle était trop sincère pour ne pas laisser voir dès le premier jour sa soif de domination et son ambition pour ses fils.

En face de cette vigoureuse figure, il faut placer le pâle Tibère et ne pas lui refuser quelque compassion, car le pauvre Tibère n’a pas été heureux avec les femmes. Il en a eu trois dans sa famille, d’un caractère tout à fait remarquable, contre lesquelles il a sourdement lutté et qui ne lui ont jamais laissé le beau rôle. Julie, sa femme, l’a déshonoré publiquement en l’accablant de ses railleries et de son mépris; on a même dit que c’était pour lui échapper qu’il s’était enfui jusqu’à Rhodes. Livie, sa mère, l’avait dompté, délaissé, repris, dompté encore, et se riait si bien de ses ruses ou de sa froideur qu’elle passait pour l’avoir chassé de Rome et relégué à Caprée. Agrippine enfin, sa nièce, ne devait pas le ménager davantage; plus d’une fois, devant ses violences, Tibère dut s’éloigner et se taire. Ce triste empereur, plus lâche que dissimulé en face de ses adversaires, aurait cédé à l’ascendant d’Agrippine; il s’est montré faible devant elle en plus d’une circonstance et se serait résigné peut-être à un système perpétuel de faiblesse, s’il n’avait pas été conseillé, soutenu, excité, par des caractères plus ré-