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Elle rencontre Domitius Afer, le délateur qui avait accusé sa cousine et commencé dans ce procès son infâme réputation d’éloquence. Domitius veut s’esquiver devant la terrible Agrippine ; elle lui fait signe de s’approcher et lui adresse ce vers grec : « tu n’es pas la cause de ma douleur, c’est Agamemnon. » Ainsi l’oncle et la nièce se faisaient la guerre à coups de citations, et Tibère avait rarement l’avantage. Jamais il ne reçut un affront plus violent que le jour où Séjan fit avertir sous main Agrippine que Tibère et Livie voulaient l’empoisonner. La nouvelle n’était même pas vraisemblable, mais Séjan avait calculé son coup. Il y avait un grand festin au palais, et Tibère avait fait placer auprès de lui sa mère et sa nièce. Agrippine avait repoussé avec affectation tous les mets. Tibère choisit lui-même un fruit et le lui présenta en en louant le parfum. Elle ne dit mot, prit le fruit, le passa par-dessus son épaule à l’esclave qui était derrière elle. Tout le monde pâlit, car on comprit le sens terrible de cette pantomime. Tibère ne parut point s’émouvoir, et, se tournant vers Livie, il lui dit à demi-voix : « Il n’y a rien d’étonnant si je prends des mesures sévères contre une femme qui m’accuse d’être un empoisonneur. »

Malgré tout, je suis convaincu que Tibère n’aurait jamais osé prendre ces mesures sévères contre Agrippine. à avait peur d’elle, il avait peur de l’immense popularité qui la protégeait, il avait peur de verser le sang du divin Auguste; enfin Livie, arrivée à l’extrême vieillesse, n’aurait point permis un crime inutile; elle savait Agrippine impuissante, cela lui suffirait. Derrière eux, quelqu’un état plus fort, parce qu’il avait un plan fermement arrêté. Séjan n’avait pas fait empoisonner Drusus, fils et héritier de Tibère, pour remettre le pouvoir aux enfans de Germanicus. Il fallait abattre au contraire un par un leurs appuis, leur mère, puis eux-mêmes, pour frayer au chef des prétoriens un chemin vers le trône. Ici commencent les trames de Séjan. Deux mots de Tacite laissent supposer qu’il essaya de séduire Agrippine. Il était beau, il n’avait ni scrupules ni modestie, il avait réussi à subjuguer Livilla, femme de Drusus; pourquoi n’aurait-il pas espéré le même succès auprès de la veuve de Germanicus? Il fut découragé par une chasteté invincible, pudicitia impenetrabili. Après la séduction, le moyen le plus rapide était le poison. Toutefois le poison ne pouvait pénétrer jusqu’aux enfans d’Agrippine aussi facilement que dans la maison de Tibère. Autour d’eux veillait une garde plus sûre que celle des empereurs et des favoris, l’amour d’une mère vertueuse, la vigilance de toute une maison bien choisie, des précepteurs honnêtes, des esclaves fidèles, des affranchis dévoués, rempart que ne pouvaient traverser ni la ruse, ni l’argent, ni les menaces. Il fallut donc recourir à des pièges plus incertains, que le temps seul pouvait faire