Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/403

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

victimes de ce règne est en même temps la liste des principaux membres du parti des honnêtes gens. Impuissans parce qu’ils étaient isolés, tous ces hommes seraient devenus redoutables, si l’enthousiasme avait soufflé sur eux, et si une grande idée leur avait été présentée. Dans tout pays qui compte de longs siècles d’histoire et qui a joué un rôle, le point de départ est toujours une chose capitale. Rome a été pendant tant de siècles une république que, même sous l’empire, les idées et les mœurs républicaines persévèrent, apparentes ou cachées, triomphantes ou prêtes à renaître, de même que dans un pays qui s’est identifié à la monarchie, qui est né et qui a grandi avec elle, les formes et les idées monarchiques persistent encore quand la constitution politique a été violemment changée. Le vieux levain des anciens âges aurait fermenté à l’heure favorable; les honnêtes citoyens attendaient une idée qui pût les réunir, il leur fallait un chef capable de les conduire. Étaient-ils pour cela des révolutionnaires, ces généraux, ces consuls, ces préteurs, ces pontifes, qui avaient rempli toutes les charges de l’état et que Séjan et Tibère ont moissonnés? Non. Voulaient-ils le bouleversement de leur patrie? Non. Les révolutionnaires dans un état régulier, ce sont ceux qui sapent les bases de l’état pour assurer leur usurpation et leur despotisme; les révolutionnaires, ce sont ceux qui violent la constitution, faussent les lois, font de l’armée un moyen d’oppression, du sénat un instrument avili, du vote libre un mensonge, de la multitude un troupeau mercenaire, paresseux et inerte; les révolutionnaires, ce sont ceux qui délient tous les faisceaux, dissipent toutes les forces, dégoûtent de tous les devoirs, et font pénétrer jusqu’au cœur de la nation la corruption, le sommeil et l’oubli d’elle-même. Au contraire, ceux qui veulent que les anciennes lois soient maintenues, les institutions séculaires rétablies, la grandeur de l’état obtenue par un commun effort, la dignité humaine respectée autant que les droits des citoyens, les corps constitués souverains, le peuple attaché au bien, au travail, à l’honneur, comme il est attaché au sol de la patrie, ceux-là, dans tous les temps, s’appellent des conservateurs : ce sont les véritables conservateurs, les seuls conservateurs. Auguste, Tibère et leurs imitateurs, voilà les pires révolutionnaires.

Or ce parti conservateur existait à Rome sous Tibère, qui le caressait quelquefois en feignant de consulter les vieilles coutumes qui ne le gênaient point, et de revenir à une simplicité antique dont s’accommodait son avarice. De temps à autre, un de ces honnêtes gens s’ouvrait les veines, soit pour protester, soit pour échapper à l’horrible spectacle que Rome présentait alors; mais les mêmes personnages auraient su mourir en plein Forum, s’ils avaient eu une cause à défendre, un chef à suivre, et non des regrets vagues à