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Aussi, sans plus attendre, la guerre éclatait-elle avec la plus extrême violence, et peu s’en fallait qu’on ne vît dans la nomination du comte Goluchowski le prélude d’une rupture inévitable entre les deux gouvernemens, ou tout au moins le signal d’une persécution systématique contre les malheureux Ruthènes, livrés, disait-on, aux vengeances du polonisme patronné par l’Autriche. Les journaux russes se déchaînaient avec un ensemble merveilleux, ils voyaient toute sorte de mystères profonds et menaçans dans ce fait que le comte Goluchowski, selon la presse autrichienne, était chargé « de faire disparaître les différences qui séparent l’élément polonais de l’élément ruthène. » Que pouvait signifier ce langage ? On aurait dit que le nouveau gouverneur allait réaliser en Galicie, dans un autre sens, le système que la Russie elle-même avait si bien appliqué à la Lithuanie ! Il y avait certes de quoi trembler, et, saisi d’un mouvement d’effusion lyrique et dramatique, un des plus fameux slavophiles, M. Pogodine, s’écriait dans la Gazette de Moscou :


« Pendant cinq siècles, nos frères russes de Galicie ont souffert, ont enduré des tortures, ont gémi, brûlé à petit feu, sous le joug d’une race ennemie. Ils ont été obligés de cacher soigneusement leur origine, de renier leur parenté, de falsifier même leur propre nom ! mais la mesure de leur patience est comble. Sous les couteaux, sous les poignards, au milieu de machinations sataniques, sans s’inquiéter du danger et malgré la ruine certaine qui les menace, ils s’écrient d’une façon entrecoupée, suffoquée, à la face de leurs tyrans : « Nous sommes Russes ! » et ils ajoutent en s’adressant à nous : « Frères, nous entendez-vous ? »

« — Nous entendons, nous entendons !

« Suivant l’exemple des Russes de Galicie, les Russes de Hongrie déclarent maintenant leur intime parenté avec la population de notre empire. Nous regardons comme un devoir sacré de manifester le sentiment que provoque en nous la situation intolérable de nos frères, et, répondant à leurs sanglots qui nous déchirent l’âme, de leur envoyer un seul mot :

« — Nous entendons, nous entendons ! »

« Si les Allemands ont cru de leur devoir de prendre les amies pour délivrer le Slesvig-Holstein de la légère domination danoise, comment nous, Russes, pouvons-nous rester en silence, les bras croisés, devant la destinée qui attend des millions de nos frères en Galicie et en Hongrie !… »


Le fait est que, si les Russes de Moscou et de Saint-Pétersbourg entendaient les « cris de douleur » des Ruthènes, les Ruthènes de leur côté n’entendaient pas moins les cris de commisération généreuse des Russes : ils se mettaient au même ton, et ils répon-